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Un Philosophe chez René Char
Exoosé pour le séminaire d’élèves, « Rencontres Echanges Recherche »

lundi 27 juin 2011, par Thierry Leterre

C’est vers le temps où j’y ai étudié que l’Ecole normale a commencé à considérer les élèves comme de jeunes chercheurs et non seulement comme de futurs enseignants. C’est pourquoi un premier séminaire avait été organisé afin que nous puissions y présenter nos travaux, à commencer par ceux de notre Maîtrise qui représentait, à cette époque, un mémoire assez conséquent. J’avais choisi de travailler avec Jacques Garelli sur les aphorismes de René Char pour un diplôme pourtant localisé en philosophie (et sciences sociales dit mon certificat). On trouvera à la suite les notes que j’avais prises pour préparer mon intervention –d’où l’aspect elliptique, voire fragmentaire, de ce texte encore scolaire, qui correspond à l’exigence d’une présentation courte.

On trouvera dans cette petite intervention une référence à Alain, dont je n’avais pas oublié l’impact sur ma réflexion autour de mes dix-huit ans, même si en cette année 1985 où je rédigeais ces quelques notes je ne le lisais plus aussi régulièrement. Trois ans plus tard, je consacrais mon Diplôme d’Etudes Approfondies à Alain – Diplôme suivi d’une thèse portant sur sa philosophie. Je relève un point au passage : je montrerais dans ces travaux ultérieurs que contrairement à ce que j’avance ici, Alain avait plus que des affinités de hasard avec la phénoménologie française qu’il influença directement.

J’avais choisi d’organiser contre tous les usages des Humanités ma présentation en deux et non trois points. Autre signe de discrète rébellion contre l’institution scolaire, je m’étais décidé à lui donner un sous-titre provocateur : « des gros sabots de la philosophie dans la porcelaine poétique ». Mais ma professeure de français de khâgne, à qui j’avais envoyé mes notes, m’avait répondu assez brutalement que je disqualifiais mon approche par un tel titre. J’apprenais les manières et le sérieux, il faut le croire. En hommage à une universitaire que je respectais, je supprime ce sous-titre encombrant, tout en donnant un petit signe complice à l’étudiant facétieux que j’ai été.

Que peut bien attendre le philosophe de la poésie ? Une sorte de révélation embryonnaire qu’il gérera dans un discours conceptuel ? Cela, a vrai dire, serait d’une parfaite grossièreté. Nous réduirions le poète a quelques intuitions rudimentaires que le philosophe se chargerait d’organiser « sérieusement », niant du même coup la spécificité du poétique au profit douteux d’une philosophie tout aussi suspecte dans son point de départ que dans ses intentions ? Mieux vaudrait encore se résigner au clivage tout fait entre discours conceptuel et parole poétique. Le problème du philosophe, n’est-ce pas le rapport entre la pensée et le monde, le langage n’ayant a l’intérieur de ce rapport qu’une fonction instrumentale, tandis que la poésie n’est guère concernée que par le langage et le monde, prenant le premier comme un objet a ouvrager du second ? C’est à peu près la conception sartrienne (cf. Situation II, « Qu’est-ce-que la littérature ? »). Tenter de passer outre, et ne pas abdiquer toute possibilité d’accord, c’est d’abord reconnaitre l’existence d’un risque. Le philosophe est-il condamné à se taire ou à recoller les morceaux d’une brisure dont il est lui-même la cause ? Je désirerais montrer qu’une issue demeure réservée a notre attention, si nous l’exerçons. Ma réponse sera d’abord toute négative, et visera à supprimer un certain nombre d’obstacle que nous pouvons rencontrer, très généralement. Puis je passerai au positif, en exposant moins une « méthodologie » qu’un espace théorique dans lequel une démarche effectivement philosophique peut s’enraciner.

 I POSITIONS GENERALES

Je passerai très vite sur la distinction institutionnelle qui renvoie la philosophie aux UER de philosophie et la poésie a ceux de Littérature. Je me contenterai de noter la disproportion qu’un tel système instaure puisqu’il renvoie la philosophie a elle-même et la poésie à autre chose, a savoir, la littérature. Inversement, dire que la poésie n’est pas « du ressort de la philosophie », c’est sacrifier a un présupposé très lourd, celui de l’objet d’une discipline, a propos duquel on pourrait au moins de temps a autre se demander s’il doit se concevoir comme un en-soi définitivement légué par une certaine tradition, ou comme ce qui est rencontre dans le mouvement véritable de l’accomplissement de ladite discipline.

Mais revenons sur la question de la tradition. On sait que, par l’histoire, poésie et philosophie ont une racine commune, que l’on distingue encore dans les mythes platoniciens, et, plus nettement encore, dans le Poème de Parménide. II se trouve que la valeur poétique de ce dernier a été contestée, par Proclus, notamment. II serait intéressant d’interroger cette négation. Pourquoi Parménide ne doit-il sa présence philosophique que sur fond de déni de sa condition poétique ? On sait également que Platon, pour user du mythe [et de la charge poétique de tout mythe] n’en reniera pas moins explicitement cette racine commune ; mais c’est vers Aristote que je me tournerai brièvement ; non point celui de la Poétique, mais celui de Métaphysique A, 2, qui s’oppose au poète, en l’occurrence Simonide qui parle d’un savoir divin, et, commente Aristote, présente le dieu comme jaloux de ce savoir. Au recel noétique de la parole poétique, le philosophe oppose la possibilité de la participation (cf. l’Ethique à Nicomaque X, 7) à ce divin savoir. Cette réserve faite, le poète demeure un interlocuteur valable pour le penseur. Certes affirme Aristote « les poètes sont de grands menteurs » ; il n’en maintient pas moins que les poètes « disent quelque chose ».

Ce « dire quelque chose », je voudrais le questionner.

 II CE QUE DISENT LES POETES

Il ne s’agit pas d’accréditer la thèse d’un immortel conflit – ni même d’un rapport – entre la « poésie éternelle » et la philosophie de toujours, mais de reconnaître qu’a l’intérieur des déterminations, voire des déterminismes historiques, joue une certaine identité, que le langage avoue en parlant de penseurs dont la situation historique, culturelle et sociale est radicalement différente sous le terme générique de « philosophes ». La même remarque vaut pour les poètes. Ne reconnaissons-nous pas une poésie dans les œuvres antiques ? N’est-ce la qu’un malentendu ou une paresse d’expression ? N’est-ce pas plutôt que nous reconnaissons à travers ces œuvres une position identique du langage vis-à-vis du monde et de soi ? Cette position, Sartre (et précédemment) tend à la rapprocher d’une sorte de « matérialisation » du langage dans la poésie, qui aboutirait a une aspiration de la signification dans la « choséité » du verbe. Retenons au moins deux points :

- Poésie ne signifie pas littérature. C’est dans Char que nous lisons : avec Rimbaud, la poésie cesse d’être un genre littéraire« (OC. p. 731 »)

- Le rapport de la poésie et du monde est spécifique et représente une assise particulière du langage dans le monde.

Quelle est cette assise ? Sartre voudrait que le langage se fasse matière, au sens ou la couleur d’un tableau, la pierre d’une sculpture sont matière. Mais cette matière de la poésie est langage ; non pas accessoirement, mais essentiellement langage. Elle l’est consubstantiellement. Quand on a cherché une signification au « ptyx » du sonnet en x de Mallarmé, ce n’était pas tout a fait absurde, car c’était un mouvement naturel de l’esprit que d’attribuer à un mot une structure signifiante. Ce qui était proprement aberrant, en revanche, c’était la nature étroitement lexicale qu’on a voulu attribuer a cet « aboli bibelot d’inanité sonore ». Le « ptyx » n’était rien de lexical ; sa signification existe : elle est celle du débordement du lexique par le langage, l’affleurement à même la phrase d’une sorte de non-signification, d’un « hors-sens ».

Plus fondamentalement encore que ce problème de la « signification » se joue la visee du monde par le poème, qui se détermine concrètement dans un surgissement qui s’ouvre aux premiers mots du texte et se clôt aux derniers. Un déroulement de mots qui s’échappent vers ce que nous ne pouvons pas appeler le « réel immédiat », ni pour autant couper du monde ; un (hors)-sens qui n’est pas « signification » linguistique et que R. Char nomme : « être » (OC. p.729). Pouvons-nous nous autoriser pour clore cette exposition, de la 7e Lecon sur Les Beaux-arts, d’un penseur, Alain, qui était pourtant bien loin de la phénoménologie, et qui, a propos de la poésie indiquait :

« Ici, par la résonnance du temps, le monde nous est rendu » ?

OC. Œuvres Complètes de René Char (Bibliothèque de la Pléiade).