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Lettre sur la Philosophique politique

vendredi 24 août 2012, par Thierry Leterre

Je ne sais pas la date de ce texte — 1996 ? 1997 ? — que j’ai retrouvé au hasard de mes archives. Il s’agit d’extrait d’une lettre que j’adressais à un collègue bien plus avancé dans la carrière que moi à l’occasion d’une recension très critique d’un ouvrage (non pas un de mes ouvrages) qu’il m’avait fait parvenir.

…Vous mentionnez le XIXe siècle comme une période où les sciences font preuve pour la politique. C’est vrai sans doute pour des gens comme Renouvier, au fond (mais avec une conséquence redoutable, qu’il est obligé de réformer sa propre conception épistémologique pour coller à sa vision du monde). Peut-être pour les socialistes ? Mais ce n’est pas vrai de Comte (pour lequel les choses sont unifiées par le terme du développement et non par son origine), ni de Cournot (la divergence des séries phénoménales ne permet pas un ordre des choses unifié sinon en Dieu, mais ce n’est pas notre mode d’accès aux choses) ni bien sûr des universitaires. Pour Lachelier, Lagneau : la politique n’est pas la tâche de la philosophie. Boutroux, c’est à peu près la même chose, mais avec la correction de ce qui est sans doute la première théorie de l’émergence ; le cas de Bergson est plus discutable, mais il s’agit surtout de servir la France par les œuvres que de penser la politique - quoi qu’en dise mon camarade W*, le bergsonisme politique est à la pensée politique ce que le Brie américain est au fromage. Même chez Durkheim, le détour par l’idéal implique que « la société ou dieu » demande une médiation réflexive, celle de la religion. Alain dirait que c’est un scrupule encore plus idiot que la thèse de départ... Et pour lui-même - Alain - l’ordre des choses tue purement et simplement l’humanité. Au sens propre d’ailleurs, car l’assassinat politique est justement une manière de considérer les hommes comme des choses un peu contraignantes. La raison d’État est rationnelle, elle traite le monde humain comme un ordre des choses mécanique : « ...méfions-nous de la raison, cette personne d’âge mûr qui a prêté son nom à trop de crimes. Car c’est Raison d’État que de supprimer un témoin gênant ou un rival trop bien armé. »

Peut-on vraiment reprocher à la philosophie politique d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire une discipline à part des sciences sociales, et essentiellement autocentrée sur sa tradition ? J’ai l’impression que cela reviendrait à critiquer l’épigraphie parce qu’elle s’intéresse à la littérature de manière strictement technique. Et la philosophie politique, ça n’est rien d’autre que l’épigraphie du politique. On voit des inscriptions, on les déchiffre, mais il ne faut surtout pas se demander quel sens global cela peut avoir, si même cela a un sens aujourd’hui, car ce n’est pas du ressort de l’épigraphe, qui partage pourtant sa grammaire avec le théoricien littéraire ou le lecteur (le politiste et l’acteur politique pour la philosophie politique). L’épigraphe traduit de la pierre en langue morte, et le philosophe politique de la vie sociale en concepts. Tout aussi inertes, j’en conviens, mais c’est son job. (…)

Mais (c’est ma vraie question) ne doit-on pas tirer la conclusion radicale que la philosophie politique n’a plus rien à dire une fois que l’on pense que la vie politique est autonome, c’est-à- dire non référée à un ordre des choses qui la fonde et l’explicite ? Dès que l’on ne croit plus qu’il y a un « ordre des choses » pensable (que cet ordre soit la pensée elle-même comme chez Platon, ou l’inverse comme chez Marx, peu importe) qui fonde et explicite la politique et l’univers entier, d’ailleurs, est-ce que le projet d’une philosophie politique n’est pas, purement et simplement, caduc ? Non parce qu’elle se trompe « d’ordre des choses », (comme la version positiviste que vous signalez le prétend) mais parce qu’il n’y a pas d’ordre des choses crédible.

Le monde moderne me semble le lieu de cette rupture. Si tel est bien le cas, la question de la pensée est l’application de concepts au réel (aussi bien normatifs que descriptifs) et non pas la valeur des concepts et la coordination des concepts de manière absolue. Bref en termes kantiens on ne peut plus avoir qu’une structure d’entendement, et non plus de raison : on peut théoriser, objectiver, mais plus philosopher. Le sang et la souffrance faisant office d’illusion transcendantale (cela fera preuve contre lui, puisque je le fais mourir…)

(…) Je veux dire par là, que je me demande si l’on peut prolonger aujourd’hui la grande tradition philosophique ou y réfléchir sans être condamné à s’enfermer dans le cercle de la littérature classique. Peut-être doit-on s’en servir et s’y inscrire, ce qui est un autre problème, définissant une position qui me semble plutôt aboutir à une théorie politique (une compréhension rationnelle de la politique) qu’à une philosophie politique (une justification - ou non justification - rationnelle de celle-ci).

Nous pouvons certes croire à un absolu, mais nous ne pouvons pas croire que tout le monde y croit, et même que tout le monde y croirait dans des conditions de raison suffisante. (D’où je ne cesse de dire que Descartes est un catholique prémoderne parce que pour lui Dieu est évident, même si l’évidence est rationnelle, alors que Pascal est un catholique moderne parce que Dieu est caché. D’où aussi ce que j’ajouterai nécessairement : il est bien possible que le seul universel soit justement le périmètre de concurrence des visions du monde, ce qui implique en droit des procédures de limitation - un géométral - dans les effets de ces dites visions du monde, et là on trouve le problème Raws, un auteur qui m’ennuie à peu près autant qu’il s’impose à moi... Et il m’ennuie énormément). Peut-être (j’avoue que j’incline par là) la philosophie politique se définit par cette immense nostalgie. D’où son impuissance, son ignorance, et son inutilité de premier rang (utile au second rang comme caractère analytique d’un donné, mais non per se).

Reste la situation réelle en France : absence d’histoire des idées et d’histoire intellectuelle, absence ou quasi de théorie politique... et grand écart entre les remarques superficielles et réalité (lire et écouter ce qu’un philosophe moyen peut penser de la politique est déprimant). Refus du concret et refus du théorique sont en effet liés (les passages que vous consacrez aux Socrates en chambre...). Et aussi le grand divorce par rapport au monde anglophone qui a une tradition théorique bien affirmée désormais.

J’ai l’impression (et j’ai l’impression que c’est la vôtre) que le refus d’un certain côté de la théorie et de l’autre la prolifération d’une philosophie abstraite (...) sont les deux faces de la même fausse monnaie : éviter le contact du réel, soit en s’enfuyant à toutes jambes quand un problème se pose, soit en s’immergeant dans l’empirique avec consigne qu’aucune tête ne dépasse.

« Je suis libre. Mais en disant cela je m’étonne ; et je me sens suspendu, peut-être parce que je m’étonne. Si mon étonnement me fait obstacle, ou du moins m’empêche d’affirmer pleinement, que puis-je, sinon de chercher la cause de mon étonnement et de la détruire en me l’expliquant ? Mais ily a bien à se garder de prendre d’abord pour l’explication de l’étonnement la nouveauté, sinon de l’idée, au moins du sentiment qu’elle éveille en moi, de supprimer la nouveauté par l’habitude, par la nouveauté l’étonnement, et par l’étonnement l’explication, car ce serait, non pas le détruire en l’expliquant, mais l’expliquer en le détruisant, c’est-à-dire n’expliquer rien. Je m’appliquerai au contraire à augmenter, s’il se peut, la force de mon étonnement, comme un ennemi que je veux défier, ou comme un auxiliaire dont j’entends me servir : j’ignore lequel des deux. »

(Jules Lequier, Comment trouver, comment chercher une première vérité)

« Quand on était arrêté, on prenait nos compagnes et on les battait devant nos yeux pour nous faire donner des informations. Fallait-il parler ? J’aimerais que la philosophie morale parle de ce genre de chose. »

Anthony Holiday (dans une conversation)