> Textes > Philosophie > Notice pour le R.A.R.E
Notice pour le R.A.R.E

dimanche 25 octobre 2009, par Thierry Leterre

Rapport d’activité pour l’Ecole normale supérieure (1985)

Nous sommes vraisemblablement à la fin de l’année universitaire 1985, et l’on me demande un rapport d’activité à l’Ecole normale, où j’étudie en deuxième année, dans le cadre, désormais mystérieux pour moi du R.A.R.E. Je n’en sais pas plus désormais sur ce sigle un peu ridicule, mais il me semble me souvenir du fait que cette notule m’avait donné de la peine pour l’écrire. Elle fut imprimée, comme une partie de mon mémoire de maîtrise, à partir du système informatique de l’Ecole, un gros ordinateur à l’époque (de type AS400, je le retrouverai six ans plus tard pour gérer la scolarité de Sciences Po). Les terminaux étaient rares, et nous imprimions nos travaux sur des machines à laser, déjà, dont le cout de revient était particulièrement onéreux. Elles sortaient l’impression sur un papier spécial, qui s’enroulait tel un manuscrit ancien. La plus grande modernité retrouvait, par une spontanéité bizarre, d’anciennes formes d’écrit. Il fallait ensuite couper le rouleau au massicot. Le gaspillage de ce précieux matériau était hors de question, ainsi que les multiples tirages aux fins de corrections. C’est avec une sorte de culpabilité que je sortais, après l’avoir soigneusement revu, un premier jet, que je corrigeais ensuite.

Comme je l’indique dans cette note, je découvris le traitement de texte parce que ma machine à écrire électrique, une merveille électrique achetée chez Duriez, au croisement du boulevard St Germain et du boulevard St Michel à Paris, ne parvenait pas à fonctionner plus de trois ou quatre heures d’affilée (ce que le vendeur s’était gardé de me dire). La machine, il m’en souvient, était pourtant chère – 2500, 3500 F ? J’hésite. En tous cas, entre la moitié et plus du tiers de mon salaire mensuel de l’époque. Je me souviens aussi d’avoir souffert en promenant la lourde valise qui contenait l’engin sur le solide kilomètre qui séparait le magasin de l’Ecole où j’habitais, rue d’Ulm. La poignée de plastique dur me sciait les phalanges et le boîtier ballotait en me cognant les jambes, entravant ma progression. Tout cela pour qu’après quelques heures de travail, le moteur électrique en surchauffe ne rende l’âme. La garantie devait couvrir, après quelques discussions amères à la boutique, cet inconvénient, mais le temps de réparation excédait de beaucoup celui qu’il me restait pour livrer le mémoire de mon diplôme de Maîtrise. Je trouvais, sur les recommandations d’un camarade (était-ce Pierre Wagner ?) le chemin du laboratoire d’informatique où on laissait aux « littéraires » l’usage de l’ordinateur quand les « scientifiques » allaient se coucher. Nous nous retrouvions là, une bande d’incompétents humanistes au milieu des quelques passionnés qui diluaient les nuits des meilleures années de leur vie devant un écran replet, noir et blanc ou plutôt, vert et noir.

Si l’on se demande pourquoi je relève dans ma note les épisodes qui me conduisaient aux sentiers informatiques que je battrais bien souvent par la suite, la réponse tient aux questions qu’on nous posait : on avait le souci de savoir quelles « compétences » les jeunes « chercheurs » avaient acquises durant leur année. Je pensais que mentionner l’informatique susciterait sinon l’admiration de mon lecteur éventuel du moins la satisfaction de l’administration, elle-même capable d’afficher de la modernité dans ce domaine toujours menacé des études littéraires.

Beaucoup plus important à vrai dire est le travail que je menai cette année avec le grand poète et philosophe Jacques Garelli. Sous sa direction débonnaire et attentive, je pu faire ce que j’avais envie de faire, sans tension du reste, car la méthodologie mise au point par Jacques Garelli permettait d’obtenir des résultats nouveaux sur un champ déjà défriché par des travaux alors récents. Dans son séminaire aussi, je découvris la phénoménologie d’Husserl, de Sartre, et je retrouvais Heidegger dont mon professeur de philosophie de Khâgne, Serge Boucheron, m’avait entretenu quelques fois en classe. Il faudrait aussi ajouter Merleau-Ponty, que, curieusement, je n’ai jamais pu lire en dehors de l’œuvre de Jacques Garelli.

Je défrichais aussi, parfois par l’envers (qui n’est pas le pire côté pour un philosophe, même apprenti), tant Jacques Garelli était critique à l’égard de la philosophie analytique, les théories du langage et les problèmes qu’elles soulevaient, de la linguistique à la logique. Vingt-cinq ans plus tard, et alors que je m’honore de compter Jacques et sa femme Claude au nombre de mes amis, j’ai enseigné à l’université de Versailles Saussure et la réflexion de Jacques sur ses carnets. Il m’a fallu plus de dix ans aussi pour savoir quoi faire de la tradition analytique et lui donner sa place dans mon univers mental. Cela, je le dois à une autre rencontre, celle d’Anthony Holiday. Faut-il y voir mon goût pour la « conciliation » tel qu’il transparaît ici ? A tout le moins, j’ai eu le bonheur de rencontrer de grands esprits, qui m’en ont fait lire d’autres. Je mettrai volontiers une note d’ironie dans ces souvenirs en forme de contexte pour un vieux texte : deux ans après que cette note fut rendue, je me retrouvais en conflit avec la phénoménologie officielle qui régnait dans cette même Ecole normale supérieure qui m’avait généreusement donné les moyens d’étudier à Amiens. Ma vieille allergie à toutes les idées préconçues heurta de front la phénoménologie doctrinaire, absconde et réactionnaire. Je fis un mouvement d’écart, frondeur. Il m’entraîna vers Alain, la sociologie, dans un mouvement que je finis d’accomplir quinze ans après cette note pour le « R.A.R.E » en devenant Professeur de science politique.

Differdange, dimanche 25 octobre 2009