es moralistes se plaignent que l’argent soit la seule valeur - le mot est bien choisi - de notre temps. Nul ne vaudrait plus que son compte en banque. Pourquoi se plaindre ? La morale n’a pas pour vocation de rendre triste. Au reste, les moralistes ont doublement tort : d’abord, l’argent représente une forme de morale. Et surtout, à force de raisonner sur l’argent en termes de bien et de mal, on occulte un problème d’une autre nature pour notre société : celui de l’efficacité d’une société où l’argent mesure les rapports publics.
L’argent s’est vu reconnu d’une manière inédite par rapport à des sociétés où d’autres représentations attestaient la « valeur » des personnes, comme la force, la naissance, l’honneur, la réputation, l’observation des règles sociales et de ses contraintes, le courage, la vertu, l’abnégation, la charité. Mais ce n’est pas n’importe quel argent : c’est celui que l’on gagne, non celui qu’on vole. Être riche, c’est d’abord s’enrichir.
Cela vient de deux phénomènes liés. D’une part, une technique, celle du marché, a permis le développement d’une prospérité plus ou moins bien répartie et partagée, mais jusqu’alors inconnue dans l’histoire de l’humanité. Or, le marché exige certaines qualités, celles d’individus libres, responsables, capables d’évaluer raisonnablement leur intérêt. Le deuxième phénomène est celui du capitalisme. Par un curieux effet (curieux si l’on considère que l’on parle de « capital »), une nouvelle manière de gagner de l’argent s’est développée : le salariat. Le fait de tenir son revenu d’autrui qui paie notre force de travail a d’abord été le fait, humiliant et atroce, d’une minorité d’exploités. C’est l’univers que dénonce Villermé, et qui indigne Zola, l’univers de Germinal, de la lutte des classes et - aujourd’hui encore - de l’horreur du capitalisme. Mais progressivement, presque l’intégralité du corps social (plus de 80 % de la population active en France) s’est mise à gagner sa vie en se salariant. Le salaire n’est plus seulement celui de la peur ou de la misère, s’il peut être celui de la difficulté à vivre de revenus chiches. C’est la façon normale de rémunérer le travail.
Cette transformation a fait de l’argent « honnêtement gagné » la contrepartie d’un effort qui ignore les frontières (le salariat a aussi permis l’immigration, puisque vivre ne demandait pas de posséder la terre, le capital ou le privilège de la naissance) ou la barrière du sexe (les femmes sont entrées sur le marché du travail). L’argent est, certes, source de corruption : cela était déjà vrai hier. Ce qui est nouveau, c’est qu’il peut être en outre synonyme d’implication au travail, d’égalité (celle, relative d’une masse de salariés face au capital) de liberté (on « gagne » sa vie). On peut ne pas aimer ce choix de valeurs. Ce sont quand même de vraies valeurs.
L’argent est-il aussi synonyme d’efficacité sociale ? Cela est moins sûr. Sur le marché fondé sur des transactions arbitrées par un prix, l’argent est par nature efficace. Mais le marché n’est pas tout et le père fondateur du libéralisme économique, Adam Smith, notait par exemple que pour certaines professions - il songeait à son métier d’enseignant - le respect et l’honorabilité faisaient partie de la rémunération. C’est ce qui a permis à une société comme celle de la France de développer un État efficace - en dépit de certains dysfonctionnements, de sa lourdeur aussi, de son insupportable injustice parfois - précisément parce qu’aux métiers publics s’attachaient un certain prestige ou une certaine autorité. Les récentes mesures du gouvernement pour récompenser ses meilleurs policiers et ses meilleurs juges (ou ceux qu’il tient pour tels) par des primes, certes bien venues, montrent à quel point nous nous éloignons progressivement de ce modèle.
Il faut en tirer les conséquences : on sort d’une société de service (de la collectivité) pour entrer dans un système de coûts (collectifs). Une société qui ne considère plus ses chercheurs les voit défiler dans la rue, comme récemment, pour demander des moyens, et bientôt tous les agents de très haute qualification - hauts fonctionnaires, enseignants, chercheurs, médecins, hommes et femmes de loi - se poseront la question de leur valeur dans ce qui ne sera plus qu’un marché (public). D’où le risque d’un État plus coûteux ou moins étendu.
Pour une société comme la nôtre, où l’État s’est imposé comme acteur social majeur, il ne s’agit pas d’un simple réaménagement, mais bien d’une transformation de notre consensus politique. Celui-ci peut évoluer vers une société de marché, dont les Français, hostiles au libéralisme, ne veulent guère, ou vers une forme bâtarde où l’État serait de moins en moins efficace, sans pour autant laisser place au dynamisme de la société civile, entretenant le malaise politique que nous ne cessons de constater. À ce tarif, l’argent risque de nous coûter cher.