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La fin d’une période : de Lachelier à Cavaillès et de Boutroux à Bachelard

jeudi 1er novembre 2007, par Thierry Leterre

Texte présenté au séminaire de Claude Imbert à l’Ecole normale supérieure (1991 ?)

Si j’ai tenu à donner pour titre de cette communication le nom de quatre philosophes majeurs de la philosophie française, c’est que par leur juxtaposition ils rappellent la condition dans laquelle s’exerce l’analyse de la période : si Bachelard est un nom bien connu, et que Cavaillès commence à être moins inconnu, Lachelier et Boutroux sont au mieux des souvenirs, mais demeurent souvent dans l’ombre presque absolue de l’historiographie. Avant les années 30, où s’élaborent les pensées d’Aron, de Sartre, de Beauvoir, où Kojève donne ses célèbres leçons sur Hegel, notre mémoire philosophique semble défaillir. Souvent, nous ne savons rien de ce qui s’est passé à cette époque ; tout juste quelques noms survivent : Cousin, Comte Bergson, Alain. Plus souvent encore, ils sont tenus en piètre estime. Ils apparaissent comme une série de vagues rhéteurs étiquetés « spiritualistes » liquidés par les années bien plus riches de l’après seconde guerre mondiale, elles-mêmes commencées par les années 30. En appariant Boutroux à Bachelard, et Lachelier à Cavaillès, je voudrais, non seulement soulever ce voile qui nous dérobe notre passé philosophique, mais surtout, montrer que si nous pouvons en effet parler d’un bouleversement philosophique à partir des années 30, bouleversement consommé après guerre, celui-ci prend tout son sens à partir de ce qui a précédé, et qui est digne d’intérêt. Trois points retiendront donc mon attention : d’abord il s’agit de montrer que les soixante-dix années de la IIIe République possèdent une unité qui répond à une périodisation précise. Une fois repérée cette unité historique, on peut montrer qu’elle se fonde sur une façon homogène de définir la philosophie qui demeure stable sur toute la période, que j’appelle le « débat rationaliste ». Enfin, je verrai comment cette même définition est remise en cause à partir des années 30, et de manière centrale avec l’invention d’une épistémologie nouvelle, à laquelle on peut associer les noms de Bachelard et Cavaillès.

 La constitution de la période

L’un des intérêts particuliers de l’étude de la philosophie française entre la fin du XIXe siècle, et le premier tiers du XXe, c’est d’obliger à faire un réel effort d’histoire pour retrouver des oeuvres et des pensées qui ne nous pas familières, malgré leur relative proximité dans le temps, malgré aussi le fait qu’une partie de notre propre façon de considérer la philosophie tire d’elles son origine. Histoire qui se doit d’abord d’être historienne en son sens le plus classique, et c’est en ce sens que le souci de périodisation est légitime, même s’il a été quelque peu négligé. Ce soin de périodisation nous permet d’éviter une illusion à laquelle cède parfois le relatif renouveau des études consacrées à la philosophie en France, illusion que l’on trouve par exemple dans l’anthologie, Philosophie, France, XIXe siècle publiée par Stéphane Douailler, Roper-Pol Droit, Patrice Vermeren il y a deux ans. On me permettra un discret point de polémique, en remarquant que cette entreprise suggère que la découpe du XIXe a un sens pour la philosophie. C’est une vision qui me semble erronée. Le XIXe, pour la philosophie française, cela n’existe pas. En effet, le siècle est marqué par une rupture essentielle, qui se produit à partir des années 70 : le fait que les philosophes deviennent une catégorie professionnelle, une catégorie universitaire, comme l’a montré Jean-Louis Fabiani, dans Les philosophes de la République. Avant les années 70, la philosophie est pratiquée par des indépendants, souvent de formation scientifique (la philosophie doit à l’École Polytechnique Comte, Renouvier, Léquier) et inversement, la philosophie universitaire, organisée par Cousin, ne brille pas forcément de tous ses feux quelle que soit la réévaluation que Patrice Vermeren tente de la pensée de ce dernier. Elle exclut même de son sein des éléments brillants, tel Ravaisson, soigneusement mis à l’écart par Cousin.

C’est dans les années 70 que la production philosophique s’extirpe de la plate « philosophie des professeurs », essentiellement répétition des thèses de Cousin, ou pour les plus subversifs, des idéologues, et que l’université connaît une ambition intellectuelle particulière et originale. Je n’insisterai pas sur les causes prochaines de ce changement (tout particulièrement la suppression de l’agrégation de philosophie, qui a liquidé en partie le cousinisme), mais il faut noter que la thèse de Lachelier, Du fondement de l’induction soutenue en 1870 fait partie de ce renouveau, et que Lachelier lui-même a rapidement été considéré comme l’un des contributeurs essentiels à ce qui est appelé dès cette époque une « renaissance ». Cette renaissance nourrit plusieurs générations de philosophes, et la quadrature philosophique qui borne mon exposé, Lachelier- Boutroux, d’une part, Cavaillès-Bachelard d’autre part permet d’indiquer l’espace de temps qui la sépare de l’extinction des débats auxquels elle a donné lieu. En effet une période stable se dessine entre 1870 et les années 30. Pour donner une image plus précise de cette quadrature, on pourrait affiner l’analyse, montrer que Lachelier (deux éditions de Du fondement de l’induction, l’édition de ses cours, la redécouverte d’un manuscrit, une thèse en préparation) suscite un intérêt savant plus affirmé que Boutroux, et qu’à l’autre bout de la période, Bachelard, qui a régné sur la philosophie des sciences, au moins jusque dans les années 70, est peut-être moins présent qu’un Cavaillès, qui a toujours fasciné, mais qui prend un relief original, conjointement à un intérêt plus nettement prononcé pour les thèses du « cercle de Vienne », dont il fut, le premier « expert » (ce dernier mot est celui de Brunschvicg, autre nom familier au bord de l’oubli). Notons cette symétrie des parcours que je voulais signaler en appariant deux par deux nos illustres anciens.

S’il faut évoquer maintenant au début de la période tout à la fois Lachelier et Boutroux, c’est qu’ils s’établissent de manière différente au début de la période. Incontestablement Lachelier tient une place à part dans la philosophie française moderne parce que c’est avec lui que s’ouvre son exercice moderne, en ce sens qu’une spéculation originale prend pour lieu d’exercice l’université. Le génie de Lachelier est cependant un génie tendu par l’impossibilité d’une expression complète de ses thèses, par un sentiment d’absolu écrasant pour son expérience de l’écriture, comme le note son élève Boutroux dans la notice qu’il lui consacre à sa mort, dans l’Annuaire de l’association des anciens élèves de l’École normale supérieure. Boutroux en revanche, s’il s’inscrit dans le modèle de Lachelier, s’y inscrit de manière apaisée. Je pourrais dire qu’il normalise l’invention de Lachelier, en débarrassant l’acte philosophique d’une inquiétude presque violente à l’égard de la pensée. Boutroux devient, à la fin du siècle dernier une immense référence pour la philosophie universitaire, non pas comme Bergson, un peu plus tard, jouant d’un talent pour la mondanité philosophique, mais bien comme un esprit de sérieux, à la fois capable de maîtrise des exercices universitaires, et producteur d’une philosophie originale. Boutroux c’est la philosophie admise comme exercice au sein d’une université qui par là même s’accomplit.

On l’aura donc compris : le couple Lachelier-Boutroux, loin d’être pris dans le sillage du XIXe siècle tout entier, qui se finirait, comme dans l’anthologie que j’ai citée, sur la figure triomphante d’un Boutroux, ouvre une période, commencent une histoire et invente une manière de philosopher au sein de l’université. Pour partie nous sommes tributaires de cette invention aujourd’hui encore. Pour partie seulement : car les idées qui président à ce renouveau se sont éteintes alentour les années 30, dans un abandon dont rendent compte le plus adéquatement les noms de Bachelard et Cavaillès. La période s’est donc ouverte quand l’université, pour ainsi dire, s’est mise à penser. Elle s’est fermée quand le type de pensée en jeu est entré en crise.

 Histoire du débat rationaliste

Quel est ce type ? Notons que nous avons une unité de lieu, la France, et une unité de temps, la IIIe République. Mais le plus important, et qui conditionne ces deux unités, c’est l’unité de drame. « Philosophie française sous la IIIe République » ce n’est que la désignation d’un lieu-dit philosophique. Ce qui existe en vérité, du point de vue philosophique, c’est un certain nombre de questions qui forment la trame d’une histoire, une histoire intellectuelle, c’est-à-dire une histoire des problèmes rendue d’autant plus cohérente par des critères sociologiques relevant des traditions jacobines française : la centralisation, l’absence d’autonomie des établissements universitaires, la domination quasi exclusive de Paris, font que le périmètre national et l’échange des idées entretiennent des rapports intenses, qui se concentrent dans la capitale, but ultime des ambitions de l’époque, bien plus qu’une chaire universitaire. Une forte homogénéité des débats philosophiques se fait donc jour au niveau national, qui rend stable les questions qui se posent à l’époque. Cette stabilité s’articule autour d’un problème, celui de la science, au sein de ce que j’ai appelé dans ma thèse sur Alain, le « débat rationaliste ».

« Rationalisme » sur l’ensemble de la période républicaine possède une signification assez nette, si elle n’est pas exclusive. Le rationalisme chez Cournot , Lachelier, Boutroux, souvent chez Bergson et Brunschvicg, qui parlent concurremment, avec des intentions différentes, « d’intellectualisme » , et enfin chez Bachelard, désigne en général la réflexion qui prend pour objet la nature et l’orientation de l’activité scientifique, dans une acception que l’anglais marque peut-être encore plus que le français.

Un texte, La raison le rationalisme, d’Ollé-Laprune, rassemblant les leçons de ce dernier à l’Ecole normale supérieure de l’année 1895-1896, peut servir de repère. Le but d’Ollé-Laprune dans ce texte est de problématiser, et plus exactement de dénoncer le rationalisme, en montrant qu’il y a dans ce dernier quelque chose de plus qu’un attachement à la raison. L’attitude « rationaliste » a des présupposés qui ne sont pas forcément contenus dans les limites de la simple rationalité. S’attachant dans cette intention à restituer les différents sens du mot « rationalisme », il commence par distinguer une acception très proche de ce que nous avons appelé le sens « technique » du terme :

" Que faut-il entendre par rationalisme ? Ce mot, par son étymologie, semble désigner une doctrine qui fait à la raison, dans la connaissance humaine, la place convenable, c’est-à-dire la première, parce que le principal, l’essentiel dans l’homme, ce d’où tout le reste suit, c’est d’avoir la raison, d’être un être raisonnable, et comme l’on dit en tenant compte de ses deux natures, d’être un animal raisonnable. "

Mais et c’est le point intéressant il note immédiatement que « ce sens que l’étymologie suggère, sens modéré, peut-on dire » est « tout à fait rare en fait » .

« Dans l’usage ordinaire, il [le terme rationalisme] emporte avec lui l’idée de quelque excès, quelque abus. Il consiste à déclarer non que la raison peut quelque chose, mais qu’elle peut tout ; non pas même qu’elle intervient d’une certaine manière partout, ou encore qu’elle contrôle tout, mais que le reste ne compte pour ainsi dire pas, ou revient à elle. »

À partir de ce point, Ollé-Laprune dresse une typologie des formes de rationalisme, et, de manière révélatrice, distingue « un caractère nouveau » :

" Le rationalisme, moins naïf, acceptera les faits, mais il maintiendra la formule que cela seul peut être admis que l’on comprend. Seulement, ce que l’on comprend maintenant, ce sera ce qui est scientifiquement explicable. J’appelle ce rationalisme, scientifique. Cela seul compte qui est objet de science susceptible d’une application dite scientifique : point de vue de la science, non plus mathématique, mais expérimentale.

Bien noter ce caractère nouveau.

La science souveraine, non plus la raison, dont ces savants ou philosophes disent volontiers du mal. Ce n’est plus la raison, c’est la science qui est leur idole. Mais c’est un rationalisme ; ils réduisent l’oeuvre de la raison à la science, et tout à la science. "

Autrement dit, ce qu’Ollé-Laprune dégage comme un « caractère nouveau », c’est l’attachement à donner une interprétation métaphysique de la science, et il y insiste, ce caractère nouveau est à bien noter. Il constitue en fait la scène du rationalisme sur laquelle la philosophie à partir de la fin du XIXe siècle est amenée à se produire. Sur cette scène, le texte d’Ollé-Laprune est clair, de nouveaux acteurs se produisent : les « savants » qui interviennent dans le débat philosophique grâce à la légitimité rationnelle que leur confère leur spécialité. Cette intervention définit précisément le sens du rationalisme pendant toute la période républicaine. Chaque fois qu’il est question de « rationalisme », il est question, directement ou non, du problème de la science, même en dehors du milieu philosophique proprement dit. Ainsi lorsque en 1930 Langevin et Roger « créaient une société de pensée qui prit le nom d’Union rationaliste » c’est en se donnant « explicitement comme but de » défendre et de répandre dans le grand public l’esprit et les méthodes de la science «  » . « La Science et la Raison » selon les termes d’un plan de cours qu’Alain trace à l’intention de son ami Halévy : telles sont les bornes de l’interrogation que suggère le rationalisme de l’époque.

À l’intérieur de ces bornes, on peut évoquer un texte de Boutroux, l’ouverture du premier congrès international de philosophie pour situer avec exactitude les enjeux du « débat rationaliste » Selon un double mouvement paradoxal, il conduit à centrer la philosophie autour de l’interrogation de la science, et en même temps à ne pas l’y réduire :

« Le Congrès a aussi manifesté, à travers la diversité des opinions, une uniformité , un accord plus profond entre les philosophes que ne l’admettent certains esprits prévenus (...) C’est d’abord l’union intime de la philosophie et des sciences. Cette union est, à vrai dire, la tradition classique de la philosophie (...) Tous les philosophes sont aujourd’hui d’accord pour partir des données scientifiques comme l’ont fait Platon, Aristote, Descartes, Leibniz et Kant. En même temps... tout en s’appuyant sur les sciences, la philosophie n’a pas en elles son objet et son principe propres : elle est une discipline originale et autonome... le philosophe découvre, dans les sciences, quelque chose de plus que ce que les savants ont conscience d’y mettre. »

Deux points sont notables : tout d’abord, malgré la diversité voire l’opposition des thèses, il y a convergence vers un même point de départ, « les données scientifiques ». Ensuite, ce point de départ est nécessairement dépassé. C’est d’ailleurs la différence avec les théories proprement positivistes. Toutefois ce dépassement s’enracine constamment dans une doctrine de la science qui demeure le modèle exclusif de la raison. Simplement les philosophes découvrent dans la science une matière plus riche que ne le pensent les savants. Cette thèse est encore celle de Brunschvicg à la génération suivante. En fait, elle correspond à une conception de la philosophie en effet largement partagée, et qui amorcée par Lachelier dans Du fondement de l’induction en 1870. Le titre de cette thèse universitaire renseigne sur les enjeux d’une telle démarche. Partant d’une procédure logique au coeur de l’acte scientifique (ou présentée comme telle), l’induction, Lachelier revient au problème métaphysique du fondement. L’interrogation de la science est donc la clef qui ouvre l’interrogation philosophique, même si cette interrogation ne se réduit pas à la science.

La mise au centre de la question de la science est logique : à la fin du XIXe siècle, la science moderne fait une démonstration de force, et toute définition de la raison doit en rendre compte. C’est cela qui est acquis, et sans espoir de retour avec Lachelier, dont c’est probablement la contribution la plus fondamentale à la pensée philosophique : grâce à lui, à partir de la fin du XIXe siècle, on ne peut pas faire comme si la science n’était pas un discours dont la vocation est d’éliminer tout autre vision de la rationalité. Grâce à lui aussi, ce fait évident en lui-même est passé du statut de constat, souvent perplexe, parfois dédaigneux (chez Caro par exemple) ou enthousiaste (dans tous les positivismes), à celui d’une exigence d’explication philosophique. Il faut d’ailleurs souligner l’effort qu’une telle modification représente. On a souvent souligné c’est même un lieu commun l’absence de culture scientifique des philosophes français, et on a parfois tenté d’expliquer par là le fait que la science leur ait paru si fascinante, et si dangereuse. Une telle explication (dont on dirait en mathématique qu’elle est une démonstration par l’absurde...) masque ce qui, au fond est le plus surprenant, et d’une certaine manière, le plus émouvant : des penseurs que rien dans leur formation, ou si peu, ne préparait à prendre l’intelligence de la science pour modèle se sont intéressés au phénomène, avec une humilité qu’Alain juge sévèrement comme un « agenouillement » intellectuel. La substance du « débat rationaliste », c’est ce rapprochement improbable, cette découverte à la fois émerveillée et inquiète de la nécessité d’une réflexion philosophique sur la science. Le mouvement ne fait que s’accroître au fil du temps, et notamment avec la venue d’une « jeune » génération qui a la trentaine au début du siècle. Génération brillante, qui compte parmi les siens Alain, Brunschvicg, Léon, Halévy. Génération active aussi : ce sont les fondateurs de la Revue de métaphysique et de morale en 1893, et de la Société française de philosophie en 1901, à laquelle s’articule sous les auspices de Lalande et de Couturat un projet de dictionnaire universel de la philosophie, oeuvre collective qui paraît sous le nom de Lalande en 1926. À la revue, comme à la Société française de philosophie, les problèmes relevant de la science sont les bienvenus, au point même qu’Alain parle un peu irrité de Revue de mathématique et de morale. Les éditeurs ne reculent pas devant des articles de Poincaré, sur la logistique, sur les géométries non euclidiennes, ou encore sur la démonstration par récurrence (à la suite d’un débat lancé indirectement par Alain). Résumons cette chronologie, en trois temps : Lachelier ouvre un certain type d’interrogation philosophique sur la science, que Boutroux installe à l’université, tandis que ses élèves intensifient le débat autour de ces questions.

Le phénomène curieux c’est que cette intense réflexion sur la science ait laissé si peu de traces. Notre mémoire philosophique conserve plutôt l’image d’une impéritie épistémologique, que les années 30 seraient venu relever avec l’oeuvre de Bachelard, censeur si exact des rapports malheureux entre philosophie et science, puis avec des hommes comme Cavaillès, dont le destin tragique brisa l’oeuvre prometteuse, ou encore Koyré. On peut en effet se demander pourquoi Bachelard se montre si vigoureux dans sa critique des rapports de la philosophie avec les sciences alors même qu’il n’est pas difficile de montrer que la réflexion des philosophes sur la science est au contraire constamment pris comme point de départ, et même comme modèle de l’acte philosophique. Rendre compte de cette apparente contradiction c’est justement comprendre en quoi la fin des années 30 finissent une période bien spécifique, en mettant un terme à un type de relation à la raison scientifique lui-même très spécial. La justification que l’on peut donner se décompose entre des facteurs de type sociologique, deux principalement, la démographie universitaire et la sociologie du débat rationaliste, et un appareil conceptuel qui relève proprement d’une histoire intellectuelle. La contrainte démographique est celle de la guerre. La « jeune génération » du début du XXe siècle, celle d’Alain, celle qui fonde la Revue de métaphysique et de morale, la Société française de philosophie, organise les premiers congrès internationaux, s’installe au premier plan avant le conflit. Les trois philosophes que cite Aron dans ses Mémoires comme particulièrement importants, Alain, Bergson, Brunschvicg, sont tous dans leur poste définitif avant 1914. S’ils n’ont pas trouvé de successeurs immédiats, ce n’est pas simplement parce que le renouvellement était d’autant plus difficile que cette génération avait été particulièrement brillante ; c’est aussi parce que la relève avait été emportée par la guerre, soit par la mort, soit simplement parce que la médiocrité des carrières universitaires contrastait avec les postes d’encadrement qui pouvaient être offerts dans les milieux d’affaire à de jeunes officiers habitués au commandement . Il y a bien de ce point de vue une « coupure de 1919 », comme le dit J. F. Sirinelli dans l’étude qu’il a consacrée aux khâgneux et normaliens de l’entre-deux-guerres, et le cas d’Alain est révélateur : ceux de ses élèves ou proches qui ont fait sa réputation sont presque tous (à l’exception de Maurois) ses élèves d’après guerre, Weil, Canguilhem, Bost... Cette faible capacité de remplacement implique une certaine forme de sclérose d’autant accélérée que l’on a l’impression, après 1918 que la philosophie française s’est repliée sur elle-même. D’une part l’ouverture au monde extérieur est moindre, d’autre part, le débat rationaliste s’épuise. Le repli national est évident. Cousin et le spiritualisme s’étaient intéressés à la « philosophie écossaise », Lachelier lisait avec attention Mill, Bergson s’inspirait de Spencer. La jeune génération des années 1900 crée les congrès internationaux, dans un esprit inédit d’ouverture. Sa revue, la Revue de métaphysique et de morale s’intéresse aux pratiques de la philosophie à l’étrange, par ses comptes rendus. Exemple significatif : Russell a huit fois les honneurs de la Revue : six fois avant 1914, deux fois en 1950. Ce bel élan vers l’extérieur, après la guerre, semble s’être amorti. En lui-même, le fait n’est pas aberrant : les hommes de la génération de la Revue de métaphysique et de morale, Alain ou Brunschvicg, atteignent dans les années 20 la cinquantaine ; c’est l’heure de rassembler une expérience, d’écrire les ouvrages qui l’accomplissent. Ce qui étouffe la philosophie des années 20, c’est que justement, cet accomplissement n’est pas accompagné de mouvements de pensée nouveaux par manque de protagonistes. On a par exemple reproché à Alain de ne pas avoir fourni à ses élèves le « viatique » nécessaire pour affronter la tourmente de l’entre-deux-guerres . Mais c’est peut-être une illusion rétrospective que de demander à ses maîtres de préparer un avenir que seuls les femmes et les hommes d’une génération sont à même d’inventer.

Mais le point le plus important tient à la nature philosophique du débat, propre à éclairer les critiques de Bachelard dans les années 30 et à justifier le sentiment d’une modification fondamentale. Le problème du rationalisme n’est pas fondé directement sur une analyse de la science, mais plutôt sur une attente, on pourrait dire un « horizon d’attente » philosophique bien précis à l’égard de la science : qu’elle dise son rapport au monde, qu’elle exhibe sa contribution, et que le philosophe vérifie ses titres à la domination rationnelle. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la distribution des prises de positions entre les différents protagonistes. On peut citer le cas d’Alain. Ses polémiques contre la relativité ou les géométries non euclidiennes ont été tenues pour les mouvements d’une humeur farouche (Chartier était en effet un homme irritable) ou pour un acharnement contre des « bêtes noires » selon les termes d’A. Sernin. Or, l’ensemble des critiques d’Alain mais aussi bien des acceptations qu’on rencontre dans son oeuvre est inhérent à ce regard philosophique sur la science, qui lui demande littéralement le monde. Ce qu’Alain exige de la science, mais aussi bien ce que Bergson ou Brunschvicg en espèrent, c’est une conception métaphysique de la raison (quand bien même, comme chez Bergson, la raison scientifique serait l’autre de la métaphysique stricto sensu). On s’en rend compte lorsqu’on relève la réception philosophique des travaux scientifiques : ce qui est en jeu, ce sont les notions de temps, d’espace, de déterminisme (conçu comme une hypothèque sur le libre-arbitre humain)... En un mot : des concepts qui appartiennent à la nomenclature classique de la philosophie . Il est révélateur que les refus définitifs d’Alain à l’égard de la relativité portent sur les concepts de la philosophie que la théorie physique remet en cause, l’espace (la question de la « courbure »), et surtout le temps. C’est sur ces aspects, et au nom d’une théorie philosophique, qu’Alain bute. Mais ces résistances procèdent formellement du même esprit que les acceptations de Brunschvicg ou de Lalande. Il s’agit de retrouver l’esprit métaphysique à travers l’évolution de la science.

On pourrait d’ailleurs, au risque de schématiser, reconstituer les quelques thèmes qui forment l’architecture du raisonnement philosophique concernant la science. Ils sont au nombre de trois : la science, la liberté, l’être. La liaison de ces trois problèmes commence dès Du fondement de l’induction et définit l’essentiel du travail philosophique de la période républicaine, et montre à l’évidence que l’enjeu n’est pas épistémologique, au sens d’« une réflexion sur la science, ou plutôt sur la scientificité de la science » , mais bien métaphysique.

Si la science est justiciable de la philosophie, c’est parce qu’elle promeut aux yeux des philosophes de l’époque une explication du monde qui est d’une portée métaphysique très importante, la vision déterministe : le monde est intégralement déterminé par l’enchaînement mécanique et inflexible des causes et des effets. Cette vision a été popularisée par Laplace au début du siècle, mais le mot même déterminisme a été diffusé par Claude Bernard. D’où l’articulation avec la seconde question celle de la liberté : ce que montre la science moderne, du moins aux yeux des philosophes, c’est qu’il n’y a pas de place pour l’indétermination. Transposée à l’homme, cette leçon est comprise comme l’impossibilité de penser la liberté. La troisième antinomie de Kant s’est donc encore amplifiée et son importance révèle la nécessité de la troisième question qui se pose. Si le monde dont parle la science est un monde sans liberté, n’est-il pas nécessaire de déborder la science pour comprendre son origine métaphysique dans une question qui la fonde, et qui porte sur l’Être même ? Qu’est-ce qui est ? L’être relève-t-il seulement de l’interrogation scientifique sur le phénomène ou bien celui-ci s’enracine-t-il dans une aire qui échappe en tant que telle à la science ? Il est important de remarquer que ce sont, non pas trois thèses, qui sont en présence, mais trois interrogations. L’unité du débat rationaliste, qu’elle forme, ne coïncide nullement avec l’homogénéité des positions dans les réponses données. Les philosophes s’accordent pour noter que la raison et son rapport à la science est l’objet principal de leurs réflexions et de leur divergences, mais cette interrogation qui structure leurs rapports s’articule d’autant moins en une doctrine rigide que l’ensemble des philosophes de l’époque s’avère hostile à l’esprit de système (Canguilhem disait que Brunschvicg ne laissait passer aucune occasion de dénoncer la mauvaise alliance entre philosophie et système).

À l’intérieur de ce déplacement, de l’épistémologique au métaphysique, la science n’apparaît pas comme un objet propre, doté d’un statut philosophique autonome, où les philosophes trouveraient leurs problèmes et qui pourrait leur inspirer des solutions. Au contraire, ce qui les fascine, c’est la perméabilité de la science aux instances métaphysiques classiques, soient qu’elle leur donne un nouvel appui et c’est le succès de toute la thématique « déterministe » soit qu’elle les récuse (ce sont les géométries non euclidiennes, puis la relativité). C’est, pour prendre une expression de Challaye, moins la science qui les intéresse que la « valeur de la science ». Et c’est bien de la science qu’il s’agit, non des sciences. C’est une rationalité globale, instituée dans l’unité de sa signification pour la pensée de la raison que les philosophes considèrent. Dans ce mouvement, ils s’attachent à montrer comment le travail scientifique est justiciable pour le meilleur ou pour le pire, selon les écoles, les groupes, les affinités d’un projet philosophique qui lui fournit ses catégories discriminantes. Ils se demandent, non pas de quoi la science est faite, mais quelles sont ses conséquences pour la philosophie. Alain est sans doute l’un des rares à s’apercevoir du biais. Pour autant, il ne parvient pas à s’émanciper de la question telle qu’elle est posée à la science par tous les philosophes depuis Lachelier, celle de son fondement métaphysique. Lui aussi demande à la raison scientifique une règle de conduite éthique et politique, même si, progressivement, cette demande s’avère difficile à soutenir dans la doctrine d’Alain. La période républicaine de la philosophie, coïncide avec une position théorique où la science est le principe d’une enquête générale. La même attitude se retrouve chez tous ses contemporains, illustrée par d’innombrables déclarations qui toutes montrent que l’intensité du débat sur la science, n’aboutit pas même chez Brunschvicg à une épistémologie autonome, mais revient à une métaphysique rationnelle de la science, pour laquelle l’oeuvre scientifique n’est que le l’armature d’une pensée philosophique qui, finalement, la juge du dehors. On comprend pourquoi : une épistémologie proprement dite suppose de considérer dans la science une attitude spéciale, un type de réflexion propre. C’est ce que récusent en bloc les philosophes du débat rationaliste. La science, c’est la raison elle-même, et chaque fois se reproduit la même geste philosophique, qui veut que « la » science renseigne une philosophie qui en retour l’explicite, fût-ce, comme chez Bergson pour en montrer les limites, ou comme chez Alain, pour en cerner les déchirures. On saisit alors l’angle mort du débat rationaliste, qui convoque et en même temps clôt l’exercice de la science pour en tirer la substance philosophique.

 La clôture

Précisément, le débat rationaliste cesse lorsque la science acquiert un statut autonome dans le discours philosophique, et c’est ce qu’apportent, chacun à leur manière, Bachelard et Cavaillès. Le témoignage de Cavaillès est précieux : au terme d’un compte rendu célèbre sur « l’Ecole de Vienne », il insiste sur le fait, que quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur les positivistes, ils administrent la grande leçon d’une « autonomie du savoir » même s’il doute que « cette conception totalitaire de la science permette d’éliminer les problèmes de fondement ou de correspondance posés par la langue vulgaire sur le terrain même du néopositivisme » . On comparera ces expressions avec celle de Boutroux en 1901. Pour ce dernier ce qui était autonome, c’était la philosophie par rapport à la science. Pour Cavaillès, mais Bachelard ne dit pas autre chose, c’est la science qui est un objet autonome devant les instances du philosophe. Brunschvicg pressent-il ce début de scission, lorsqu’à l’occasion d’une séance de la Société française de philosophie il invite Cavaillès à s’exprimer en tant qu’« expert » du positivisme viennois ? Un expert, c’est en effet le spécialiste d’un domaine, à la différence de l’esprit universel découvrant l’intégralité de l’univers dans l’acte de raison.

Quoi qu’il en soit, Cavaillès, lui, a conscience de son éloignement. Le fait est très net dans l’ouvrage qu’il rédige sur la « théorie de la science » où il marque nettement la différence entre son intention d’une « doctrine de la science » et la « philosophie épistémologique » d’un Brunschvicg (ou d’un Brouwer), vis-à-vis de laquelle il ne se montre pas hostile, mais bien perplexe et dont il ajourne l’examen :

« Deux possibilités sont cependant ouvertes pour la doctrine de la science après l’analyse kantienne : suivant que l’accent est mis sur la notion de système démonstratif ou sur celle d’organon mathématique. A la première se rattache la conception logique inaugurée par Bolzano et continuée simultanément et de façons diverses par les formalistes et par Husserl. A la deuxième les philosophies épistémologiques de l’immanence, comme on peut désigner celle de Léon Brunschvicg ou celle de Brouwer. De celles-ci il est peut-être préférable d’ajourner l’examen jusqu’au développement systématique de l’épistémologie scientifique. »

Les expressions de Cavaillès sont remarquables. L’idée d’une « doctrine de la science » (ou d’une « théorie de la science ») signale que c’est la science qui porte une conceptualisation philosophique tirée d’elle. Aussi bien au sens objectif que subjectif du génitif, la doctrine de la science se centre, non sur l’acte philosophique de l’explication, mais sur l’objet de cette explication. À l’inverse, la locution « philosophie épistémologique » suggère que la dimension épistémologique est soumise à l’enquête préliminaire de la philosophie et ne s’en distingue pas, que l’épistémologie est indissolublement liée à la réflexion du philosophe. Le point important, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’un débat entre le « jeune » Cavaillès et le « vieux » Brunschvicg, mais entre deux manières de philosopher pour lesquelles le même objet, la science, n’a pas du tout le même sens ni la même place. En ce sens, la formule de Cavaillès ne vaut pas que pour Brunschvicg. Elle exprime de manière générale les intentions et les formes du « débat rationaliste » et prend ses distances, d’une manière d’ailleurs très particulière. On n’a pas l’impression que Cavaillès parle d’une philosophie proche de lui, celle de Brunschvicg, mais plutôt d’un cas d’espèce devenu difficilement lisible. En effet, un monde philosophique le sépare du débat rationaliste.

On pourrait parler d’une invention de l’épistémologie en France dans les années 30, non parce que la philosophie française aurait auparavant négligé le champ scientifique, mais parce que, plus fondamentalement, le projet philosophique à l’égard de la science a changé. La modification ne repose pas sur la découverte d’un nouvel objet d’interrogation, la science, mais sur la forme du discours tenu à son égard qui découpe une région autonome de l’expérience de pensée, la science, là où le « débat rationaliste » n’avait discerné qu’une médiation entre la philosophie et la pure expression de la rationalité dont elle cherchait le fondement métaphysique.

La coupure est nette ; lorsque l’on considère les années 50 on en retire l’impression d’une rupture terme pour terme des philosophes avec la formation et les idées qu’ils ont reçues de leurs maîtres. Déjà, les pamphlets de Nizan (Les chiens de garde) et de Politzer (La fin d’une parade philosophique) annoncent avant guerre une cassure : certes elle est rendue violente par l’intention de deux philosophes communistes de transporter la révolution dans le cercle étroit de l’université. Elle n’en révèle pas moins la nécessité d’un renouvellement profond que la seconde guerre mondiale permet : autant le premier conflit mondial reconduit les élites anciennes, autant le second laisse place nette pour de nouvelles générations qui liquident sans hésiter l’héritage du débat rationaliste. On évoquerait aussi bien Sartre lorsqu’il critique le « primat de la connaissance » chez Alain et récuse l’idée d’un « fondement épistémologique » de la connaissance. Si l’on s’en tient au sens des mots, il profère une absurdité ; par essence, la connaissance est un processus épistémologique. En revanche, la remarque s’éclaire si l’on considère exactement ce que Sartre récuse à travers la critique de ce « primat » : l’idée que l’on ne peut aborder la question de l’homme dans le monde sans se soumettre aux impératifs d’une philosophie de la raison, comprise comme interprétation de la rationalité scientifique. Cette volonté de libération par rapport à de telles positions, après la seconde guerre mondiale, on en perçoit de multiples aspects, du Rationalisme de Descartes de Laporte (1945), critiquant une interprétation exclusivement « rationaliste », à La critique de la raison dialectique de Sartre (1959) qui symptomatiquement s’ouvre sur une allusion à Lalande dont le titre aurait passé pour un oxymore aux yeux de la plupart des philosophes du débat rationaliste qui tenaient la dialectique pour un vain jeu de mots. On ajouterait entre autres l’utilisation de la rhétorique du système par Aron : elle est inscrite dans la même logique d’opposition à l’égard du rationalisme anti-systématique de ses maîtres.

L’impression d’un renouvellement radical, de la philosophie après la seconde guerre mondiale préparée par les années 30 n’est donc pas infondée. Reste une dernière question : pourquoi un tel retournement ? Ce ne sont ni les circonstances, ni même l’impatience de jeunes philosophes que la lenteur des carrières exaspère, qui le rendent nécessaires. Ce qui provoque la discontinuité, c’est un retournement dans les idées provoqué par ces idées elles-mêmes. La « philosophie épistémologique » a fini par se constituer en obstacle (terme bachelardien), non seulement par l’effet naturel de l’évolution, et parce qu’ayant épuisé en deux ou trois générations son programme, elle se condamnait à la répétition ce que ressentent vivement les jeunes philosophes des années 20 mais surtout parce qu’elle reposait sur des présupposés particulièrement lourds. En faisant de la science l’interrogation privilégiée de la philosophie, et inversement en exigeant de tout discours épistémologique qu’il constitue la métaphysique d’une théorie de la connaissance, la « philosophie épistémologique » demandait des « droits d’entrée » particulièrement élevés. C’est toute la métaphysique qui est impliquée par le moindre problème d’épistémologie ; c’est le destin de la science qui est à l’horizon de toute réflexion philosophique. Peu à peu ce fardeau est devenu trop lourd et comme Aron le note dans ses Mémoires, admirer Brunschvicg dans les années 30 c’est aussi être découragé de poursuivre son oeuvre. Dès lors, la période du « débat rationaliste » s’achève lorsque la partie dynamique, les « créateurs », de la philosophie dissocient et transforment les trois questions qui la fondent. La question de la science connaît une rénovation décisive, on l’a vu, en devenant un problème autonome. La question de la liberté, avec la montée des luttes sociales, la diffusion des idées marxistes puis l’expérience de la guerre relève moins d’un problème métaphysique que d’une interrogation politique, et elle est reprise sans référence au (prétendu) déterminisme de la science par l’existentialisme. De ce point de vue la découverte de la politique est un facteur important, dont nous trouvons des témoignage aussi bien chez Aron que chez Beauvoir. Enfin, la question de l’être est repensée a partir de Heidegger, dont la diffusion en France est singulière, mais s’explique justement parce que l’auteur permet de répondre et de repenser ce qui est essentiel et aporétique à la fois pour la philosophie qui a commencé avec Lachelier et Boutroux et se finit avec Cavaillès et Bachelard. Ainsi, en faisant éclater l’unité de la philosophie et de la science, en spécialisant, moins des objets que des discours philosophiques, les philosophes ont pu se libérer de cette tâche écrasante, finalement devenue stérile, ouvrir le champ de la métaphysique à partir du problème de la science.

Reste à souligner que ce que Cavaillès appelle avec tant de profondeur la « philosophie épistémologique » n’est pas une aberration de l’histoire de la philosophie. Elle est plutôt la conséquence logique d’une prise de conscience à l’égard de la puissance de la science moderne. Le phénomène marquant, à la fin du XIXe siècle, ce n’est pas tant sa montée en puissance, continue depuis près de deux siècles, que la progressive autonomie de son développement. L’interprétation philosophique en devient moins évidente, d’autant moins évidente que la technique, intellectuelle et matérielle, propre au savant se fait plus complexe ; de surcroît, avec les géométries non euclidiennes puis la relativité, le développement scientifique montre sa capacité à bouleverser de fond en comble la représentation du monde. Dans cette situation, un très petit nombre de solutions philosophiques devaient logiquement émerger : deux solutions radicales et exactement inverses se présentaient sous la forme soit d’une récusation de l’intérêt profond de la science pour la pensée philosophique soit au contraire d’une restriction de la philosophie à la logique des sciences. Une solution intermédiaire consisterait à réconcilier la philosophie et les sciences, en recréant à partir du foyer de la science, une métaphysique. Au risque de simplifier la diversité des doctrines et leur position, chaque fois originale, des problèmes, on doit reconnaître que l’histoire de la philosophie contemporaine a amené chacune de ces trois solutions au jour. Nietszche, et l’idée de la science comme « ombre de dieu », puis Heidegger, qui refuse à la science la profondeur de la pensée authentique, représentent chacun à leur manière la réponse par le déni. L’aventure logique, avec Frege, Russell, le premier Wittgenstein, et Couturat en France , travaillent à une représentation de la philosophie en doctrine de la science. La philosophie du débat rationaliste a choisi une solution intermédiaire, celle du rapprochement . Elle était peut-être la plus insatisfaisante ; elle n’était pas la moins valeureuse intellectuellement. Mais c’est peut-être pourquoi au fond, ce qui m’a tant séduit chez ces penseurs, c’est moins la charpente de leurs idées, que les ruptures qu’ils pressentaient et que l’on ne cesse de constater lorsqu’on étudie leurs oeuvres comme de prodigieuses machines à conjurer un échec que les années 30 finirent par consommer.

 Conclusion

Reprenons en guise de conclusion, l’essence de ce que j’appelle une « fin de période ». Dans les années 30, et indépendamment des thèmes et des thèses soutenues par les différents auteurs que nous voyons apparaître, s’est opérée une dissociation formelle, qui a éclaté le champ philosophique français. Celui-ci était constitué par l’ambition de réunir dans un même lieu de pensée, les acquis de la science, la réflexion fondamentale qu’elle supposait et le travail éthique de la liberté qui semblait par là même menacé. Désormais, le jeu philosophique se fait à front renversé : jamais autant qu’après guerre la philosophie en France ne s’est exprimée de manière systématique, et cette systématicité culmine avec les ambitions structuralistes, alors que les philosophes de la IIIe République étaient anti-systématiques. Mais cette systématicité, cette volonté d’épuiser le réel dans une vue cohérente, se fonde sur l’éclatement des régions ontologiques de la pensée philosophique. Épistémologie (avec Bachelard et Canguilhem), phénoménologie de l’Être (le groupe sartrien), sciences sociales (pensons à Levi-Strauss et à Aron) se divisent, et l’intention d’une entente conceptuelle unifiée (si nettement symbolisée par le dictionnaire de Lalande) se perd. Bien plus : ce qui formait pour les philosophes antérieurs la source unique de l’interrogation philosophique (ce qui ne signifie en aucun cas qu’ils y voyaient la limite de l’acte philosophique), la philosophie des sciences est probablement la zone d’intervention qui se prête le moins à l’unification. L’aspect d’inachèvement de Sur la logique et la théorie de la science de Cavaillès, n’est peut-être pas dû simplement aux circonstances dramatiques qui ont présidé à son écriture. Bachelard, comme Canguilhem n’expriment pas l’ambition d’une théorie de la science parfaitement unifiée. Ainsi le champ de la philosophie rationaliste se fragmente en morceaux de systèmes, tandis que ce qui faisait office de clôture, la science, est réduite à une topique philosophique, une affaire de spécialiste, ou bien comme le dit Brunschvicg, « d’experts ».