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Notice des travaux de recherche achevés ou en cours
Rédigé en 1988

dimanche 26 juin 2011, par Thierry Leterre

Un bilan de mes premiers travaux de recherches alors que je finis mes études à Normale Sup.

En 1988, je termine ma carrière à l’Ecole normale et je postule pour une affectation en tant que « moniteur normalien ». D’où un premier dossier universitaire en vue d’obtenir un poste qui comprend outre un CV, des extraits de travaux, une « notice des travaux de recherche achevés ou en cours ». Je pense que j’ai envoyé mon dossier avant de partir aux Etats-Unis en août 1988, ou peut-être alors que j’étais déjà à Yale, je ne m’en souviens plus exactement. Ma note est un peu pédante – comme dirait Alain « j’écrivais comme un professeur », mais il faut croire qu’elle était convaincante puisque j’eus un poste à l’université de Paris X Nanterre. Je ne peux pas dire que cette nomination, pourtant heureuse, m’ait satisfaite. Je n’ai pas supporté la désorganisation des grandes universités françaises, encore moins de ne pas recevoir de salaire pendant trois mois, et de n’avoir aucun contact réel avec mes étudiants auxquels je donnais des cours de première année et d’agrégation. J’ai un bon souvenir de ces derniers cours qui portaient sur Bergson. Mais le fait est que dès l’année suivant ma nomination je quittais le système universitaire français pour entrer à Sciences Po. Je reviendrais à l’université française comme professeur de science politique en 2001, pour huit ans, à Versailles, avant de prendre à nouveau le large pour Miami University.

Une Maîtrise de Phénoménologie de l’expérience poétique sous la Direction du Professeur J. Garelli, et un DEA de Philosophie A l’Université de Paris X Nanterre sous la direction du Professeur J. Brunschwig sur le rationalisme d’Alain, tels sont les titres universitaires de Recherche auxquels nous pouvons prétendre. Un manque d’unité apparente pourrait surprendre ; A cette surprise, il serait légitime de répondre en faisant valoir la nécessité de ne pas se spécialiser prématurément – surtout de la part d’un jeune chercheur, entre relativement tôt a l’Ecole Normale Supérieure.

Encore ne serait-ce qu’une réponse partielle ; ces deux travaux – et leurs relais dans des exposés de Séminaires (« Un Philosophe chez R. Char », Organisme Rencontre Echange Recherche l985, « The blank in René Char’s aphorisms », Trinity College Dublin l986) – posent a leur manière une question similaire : la philosophie doit-elle être le discours rationnel sur le rationnel, ou, explorant rationnellement ses propres frontières, est-elle en mesure de déterminer d’autres rapports de « l’esprit » et du monde que ceux de la raison ?

Précisons cette question, car les malentendus pourraient surgir ; il ne s’agit en aucun cas de bannir le « rationnel » et « l’objectif ». C’est même le contraire qui est notre but. II s’agit de montrer en effet objectivement comment on peut retourner l’objectivité. Ainsi, au cours de notre Maîtrise, avons-nous consacré de longues pages a des études stylistiques éminemment « techniques ». Nous avons ainsi pu indiquer comment une structure rythmique parfaitement objectivée (notre démonstration était complète) nous ramenait à des questions pourtant réputées « philosophiques », comme celle de la temporalité.

Etude sur René Char – ou plus exactement, sur les aphorismes de René Char – notre Maîtrise fut en même temps une réflexion sur le langage, et, dans le sillage des thèses de J. Garelli, une mise en perspective des catégories implicites des « théories de la littérature ». D’une question initiale (quel discours un philosophe peut-il tenir sur la poésie ?) qui est encore celle de l’exposé pour l’Organisme Rencontre Echange Recherche, nous sommes passé a une question « fondamentale » : quels sont les enjeux métaphysiques d’une théorie de la poésie ? Cette interrogation fut encore développée dans notre article « L’objet dangereux », et peut se formuler ainsi : peut-on penser des limites a l’objectivité d’une pensée a partir d’un objet que se donne cette pensée (les aphorismes de René Char en l’occurrence) ? Encore ne nous sommes-nous jamais contenté de démarches abstraites. Constamment, l’analyse serrée des aphorismes nous servait de point de repère et de pierre de touche pour notre réflexion.

Mais il convient de préciser la méthodologie à laquelle nous nous attachâmes et qui guida notre réflexion tout au long de ces travaux.

Les théories de J. Garelli reposent sur un double axe

- Une démarche critique : aucune théorie moderne n’est innocente d’un point de vue métaphysique, et il est loisible de repérer les présupposés des différents points de vue, ceux de la linguistique, de la sémiotique etc. C’est donc a l’intérieur d’une mise en perspective rigoureuse de cette « métaphysique » impensée qu’une entreprise critique sera effectivement rigoureuse.

- Une démarche méthodique : la phénoménologie moderne (celle de Heidegger, de Sartre, de Merleau-Ponty) permet de disposer d’une théorie non métaphysique de l’art, qui réinsère par ailleurs ce dernier dans l’ontologie. L’effort de J. Garelli a porte sur l’élaboration d’une méthode concrète et spécifique d’approche des œuvres poétiques, conçues dans leur essence d’œuvres d’art, fondée sur l’étude de trois procès, inscrits dans celle-ci :

- La visée intentionnelle.
- La temporalité.
- La mondanéisation.

Il est à noter que nous appliquions pour la première fois la méthode de J. Garelli, non plus à des textes mais a un genre (aphoristique) et une œuvre (celle de René Char) ; J. Garelli, en tant que directeur d’Etudes, mais aussi en tant que théoricien, nous a d’ailleurs fait l’honneur de reconnaître la fidélité à ses propres thèses de ce style d’entreprise.

Dans le cours de celle-ci j’eus à fréquenter des études littéraires dont je contestais en théorie le bien-fondé. Cela motiva quatre attitudes :

a) Une remise en cause des résultats obtenus sur de telles bases : Cela fut décisif lorsque je me suis intéressé à la structure temporelle des aphorismes de René Char, traditionnellement conçus comme écriture de l’instant. II m’a fallu aller contre ce préjugé en montrant comment l’aphorisme s’articulait sur un continuum d’instants distincts ; curieusement, une perspective d’allure « structuraliste » confortait mon propos ; il fallut en dégager, aussi bien, l’insuffisance, ce qui recouvre la seconde attitude adoptée dans mon investigation :

b) L’attitude de démarche complémentaire : certains aspects de l’aphorisme charien qui m’intéressaient avaient déjà été traites par la critique, mais incomplètement, pour diverses raisons (présupposés théoriques embarrassants, manque d’information en certains domaines). J’ai donc développé ces points lorsque ma réflexion personnelle m’y conviait. Ainsi, reprenant le motif de comparaison traditionnel entre les aphorismes de René Char et les fragments d’Héraclite, ai-je pu mettre en évidence un rapport beaucoup plus profond qu’il n’avait semblé jusque-là.

c) L’attitude de déplacement : il s’agissait de « déplacer » et donc de transformer des problématiques qui semblaient s’imposer en vertu d’une abondante tradition critique. Cela fut particulièrement important lorsque je me suis préoccupé de questions terminologiques, le terme « d’aphorisme » ayant été mis en cause. Plutôt que d’affirmer la validité de ce vocabulaire dans le cadre d’une taxinomie, j’ai montre combien inadéquate était toute caractérisation taxinomique.

d) L’attitude de conciliation : Attitude classique en philosophie. II s’agit de montrer comment des points de vue divergents peuvent très bien coexister, A partir d’une enquête plus fondamentale.

L’ensemble de ces démarches m’a alors amené à :

a) reformuler la problématique de l’aphorisme en montrant qu’une étude stylistique, taxinomique ou formelle était insuffisante.
b) réorganiser des résultats déjà acquis, à les combiner avec ceux que je découvrais : j’ai pu ainsi juger avec satisfaction de la puissance heuristique de la méthode suivie.
c) innover dans des domaines que la critique « littéraire » passe sous silence : le sujet de l’écriture, le temps effectif d’un texte, le statut du poétique...

Nous nous permettrons de conclure en insistant sur filiation qu’entretiennent cette Maîtrise et notre DEA la sur le rationalisme d’Alain, par delà d’évidents clivages de méthodes et de sujets. II s’est agi dans les deux cas d’interroger une tradition philosophique française, parfois injustement négligée, puisque nous nous sommes tourne d’abord vers l’école française de Phénoménologie, avant d’étudier un auteur dont il est inutile de rappeler a quel point l’Institution Philosophique s’est honorée.

Une conviction domine ces quelques travaux : le sentiment que la Recherche n’est pas seulement une enquête dans un domaine de spécialité, mais doit s’ouvrir à d’autres horizons, ce que pour notre part, nous avons essayé.