l y a trente ans, au tournant de novembre, le cimetière de ma ville de banlieue devenait pour quelques jours la rive d’une immense marée colorée de chrysanthèmes. Les fleuristes faisaient leur étalage sur une centaine de mètres le long de la rue. Pour mes jambes d’enfant, c’était comme une plage où le sable des vacances lointaines aurait été remplacé par les pétales. Ce moment de joie était bien court ; il annonçait les tristes visites aux tombes familiales dans le froid acide d’un hiver qui s’annonçait rudement sur mes jambes nues de garçonnet de l’époque.
Aujourd’hui, les potirons d’Halloween se substituent aux floralies de la Toussaint. Halloween est devenu un événement français. Cela s’est fait rapidement : il y a seulement trois ans, les entreprises pariant sur cette fête traditionnelle des Etats-Unis n’avaient pas fait leurs affaires.
L’an passé, l’Eglise de France avait dénoncé le retour d’une fête païenne menaçant la Toussaint. Elle avait suscité peu de compréhension et pas mal de sarcasme. Cette réaction marquait pourtant une prise de conscience assez solitaire que la diffusion d’Halloween entérinait un changement de sociabilité où le regard de la tradition, religieuse ou autre, ne trouvait pas forcément ses repères, auxquels la Toussaint servait de point cardinal.
Une partie du changement dont Halloween est le reflet tient au progrès de l’américanisation de nos modes de vie. Les écarts dans les pratiques n’en sont pas moins notables. La citrouille n’est guère pour nous plus qu’un motif décoratif. Nous ignorons (les enfants qui les détestent diront : tant mieux !) la débauche de potages, de tartes (quasi inconnues en France) qui l’accommodent Outre-Atlantique et accompagnent Halloween aussi sûrement que les crêpes ou les Merveilles notre Mardi Gras. Très ponctuel aux Etats-Unis, le déguisement d’Halloween s’étale en France sur quelques semaines (au point que l’an passé nombre de villes s’étaient trompé de dates !). Il rythme une série de réjouissances d’Hiver (avec l’Action de Grâce quelques semaines plus tard) dont le climax est constitué par les fêtes de fin d’année. Cette spécificité se dilue dans les vacances françaises, propices au tourisme des cimetières de la Toussaint où l’on visite ses morts lointains, mais qui entravent le caractère communautaire de la fête américaine.
Entre Toussaint et Halloween, il y a le point commun d’une célébration de la mort, à laquelle incite l’entrée dans la saison lugubre. Elle sera certainement plus réduite et angoissée dans l’Amérique meurtrie d’aujourd’hui. La beauté éphémère de la vie, signalée par la floraison des tombes, laisse la place à un marketing d’Halloween qui se distingue par son caractère « bon marché » - déguisements pas chers, bonbons premier prix. Ce consumérisme cheap n’est pas neutre : comme les fleurs, il est voué à la disparition rapide et nous dit la joie de vivre les satisfactions modestes de la société de consommation à l’horizon de nos peurs. Il s’y ajoute la transgression que tout carnaval comporte, une transgression bien moderne, liée à la peur de mourir : celle du commandement médical. Une enfant déguisée en sorcière pour cinquante francs, qui se bourre de bonbons en envoyant aux orties dentistes et nutritionnistes, c’est cela, tout simplement.
Comme la Toussaint, Halloween est une fête des morts à connotation familiale ; la famille et la mort se lient dans le passage des générations ; mais Halloween signifie l’émancipation d’une société qui se reconnaît moins dans l’omniprésence des anciens, même morts, qu’elle ne soucie des peurs et de l’amusement de ses enfants. À la sortie de l’hiver, la Saint Valentin, autre mascarade importée du monde anglophone, mais pour les adultes, nous rappellera de même que la famille moderne est fondée sur le sentiment amoureux.
Halloween est donc bien une fête consumériste ; mais qui croit qu’une société de consommation ne développe pas sa propre forme de sérieux