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Les dangers d’une défense européenne.
Date de publication originale : jeudi 30 septembre 2004, par Thierry Leterre
Il est naturel que les pays de l’Europe disposent de forces armées efficaces, qu’ils en renforcent si nécessaire la cohésion par des opérations communes, et en développent même les capacités dans ce monde instable. Mais le thème de l’Europe puissance est d’une autre nature, s’il s’agit de faire la guerre tout seul.

a question de la défense européenne est un des chantiers politiques importants pour l’Union. Sa situation militaire oscille entre les deux extrêmes d’une intégration dans le cadre de l’Otan dominée par les Américains, et des politiques nationales sans cohérence entre elles où les stratégies les plus fortement articulées, celles de la Grande-Bretagne et de la France, divergent radicalement. La première arrime son sort à celui des États-Unis au nom de ce qu’on appelle la « relation privilégiée » quand la seconde rêve d’une Europe autonome de la défense.

Les justifications d’une Europe « puissance » au sens militaire du terme sont incontestablement solides. Dans un monde dangereux, il est nécessaire d’accroître les moyens de sa protection ; l’Union européenne est un géant commercial, qui doit se renforcer pour assurer ses intérêts, économiques, politiques, mais aussi spirituels dans le monde ; on ne peut plus dépendre pour notre sécurité des États-Unis. Indispensables pendant la guerre froide pour faire pièce à l’Union soviétique, ils donnent désormais des signes de désintérêt à l’égard d’une l’Europe d’où ils retirent à mesure leurs troupes. Les pragmatiques notent que les dépenses militaires peuvent être économiquement vertueuses : aux États-Unis, les budgets de recherche de tous ordres en bénéficient largement, ainsi que l’emploi. Enfin, pour les plus classiques tenants de l’école « réaliste » des relations internationales, il n’est pas d’État qui ne se fonde sur le développement de sa puissance. Qui veut l’Europe, prépare donc la guerre...

Pourtant, deux choses sont à distinguer. Il est naturel que les pays de l’Europe disposent de forces armées efficaces, qu’ils en renforcent si nécessaire la cohésion par des opérations communes, et en développent même les capacités dans ce monde instable. Mais le thème de l’Europe puissance est d’une autre nature, s’il s’agit non de réorganiser l’existant, mais de développer une capacité militaire autonome, permettant des interventions d’ampleur sans référence à l’allié américain. Bref, de faire la guerre tout seul.

Certes, dans ce domaine comme dans d’autres, les décisions américaines pèseront lourd : qu’elles donnent l’impression d’un retrait, les Européens seront fondés à déterminer de manière de plus en plus autonome la façon dont ils entendent défendre leurs intérêts. Mais une fois analysés les causes et les buts, il n’est pas inutile de réfléchir aux conséquences. L’une des justifications fondamentales de l’Europe serait mise à mal : la construction de la paix. Cette crise de légitimité interne serait doublée d’un obscurcissement de sa légitimité externe. En effet, l’un des rares points d’accroche de la politique extérieure de l’Union est l’attachement au « multilatéralisme ». On peut ironiser sur cette orientation. Les conservateurs américains n’y manquent pas en remarquant qu’elle s’explique par une faiblesse structurelle interdisant les décisions unilatérales. L’intérêt de cet argument, c’est qu’on peut le retourner : l’efficacité de solutions multilatérales est conditionnée par le fait que l’Union ne donne jamais l’impression de pouvoir imposer par les armes ce qu’elle sollicite par la diplomatie.

L’aspect économique doit être considéré également. D’éventuels effets vertueux d’une militarisation de l’Europe ne se verraient pas immédiatement. Les dépenses seraient immédiates ; elles viendraient peser sur des comptes publics dont le premier problème est le financement de systèmes sociaux. Dans ces conditions, il n’est pas certain que les populations européennes accepteraient la charge supplémentaire d’une politique militaire dont la légitimité serait ténue. Surtout, les « réalistes » qui veulent une Europe puissance sont peut-être les plus naïfs. Il faut l’être pour penser que si les deux plus fortes puissances économiques de la planète détenaient concurremment les systèmes d’armement les plus dissuasifs, elles travailleraient dans la concorde au bien commun dans un contexte de montée en puissance d’États qui n’ont clairement pas renoncé à l’usage de la violence, comme la Russie ou la Chine. Les Américains nous montrent que même une démocratie libérale, authentique, ancienne, quand elle mène une politique de puissance, la prolonge par la désignation systématique d’un ennemi et finalement par la guerre. L’Europe ferait-elle mieux ?

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