Alors que Tony Blair affiche comme priorité pour son mandat de président de l’Union européenne le développement de la recherche, il est opportun de réfléchir à la situation des sciences en Europe aujourd’hui. Offrant une masse critique de chercheurs, une échelle de financement permettant une mobilisation de crédits très importante, des interactions potentielles entre chercheurs et un très haut niveau de formation collectif, l’Europe a incontestablement la vocation d’un poids lourd mondial de la recherche.
Plusieurs projets ont pour but de développer cet acquis à travers une large réflexion sur la « qualité de la recherche ». D’ores et déjà, l’Union apporte des fonds considérables à certains projets engageant plusieurs pays et accompagne la formation de « l’espace européen de l’enseignement et de la recherche ». L’ensemble pourrait être renforcé par une politique de centres d’excellence au niveau européen autorisant la concentration d’efforts communs sur des thématiques privilégiées pour mettre à niveau nos capacités dans le domaine scientifique. Bref, l’Europe serait pour les étoiles de la recherche un azur sans nuage.
L’enthousiasme sera tempéré si l’on se rappelle que l’Union demeure un monstre bureaucratique dont les procédures sont difficilement compatibles avec une réflexion originale et créatrice. Les crédits européens sont complexes à obtenir. Ils reflètent bien plus souvent la qualité des dossiers administratifs que la qualité des recherches.
De plus, le système repose sur le principe de l’appel d’offres qui consiste à annoncer des thématiques d’intérêt pour le financeur, à charge pour les équipes financées de le mener à bien. Intéressante parce qu’elle permet d’assurer l’adéquation de l’offre et la demande, une telle procédure n’en suppose pas moins que le chercheur réponde à une question dont dépend son financement ; il ne développe pas de manière autonome un projet intellectuel. Il agit plutôt en tant qu’expert prié de fournir des résultats, non de soulever ces interrogations fondatrices de l’évolution dans la pensée humaine, dont on risque d’oublier qu’elles sont la légitimité ultime de la recherche. La confusion entre le testeur et l’expérimentateur, entre l’expert et le savant, est probablement le plus grand danger pour la recherche aujourd’hui. Il n’est certes pas impossible que les intérêts des chercheurs et ceux de l’appel d’offres se recoupent ; et il est sain de sortir de l’empire des idées abstraites pour suivre leur application. Le problème surgit lorsqu’on néglige le fait que la recherche appliquée suppose la recherche fondamentale, et ne la remplace pas.
La notion de « centres d’excellence » n’est pas non plus sans défaut : notre problème n’est pas tant de faire vivre quelques projets sélectionnés de premier plan, mais de parvenir à une situation où l’influence des réussites incontestables se diffuse dans une culture générale du savoir. Le risque des centres d’excellence est d’aggraver les différences entre établissements, au lieu de fédérer un esprit commun de recherche.
Quant à la qualité de la recherche, il n’est pas inutile de se demander ce qu’on entend par là. Le système européen se fonde sur la gestion des projets à l’intérieur de priorités déterminées, souvent évaluées et formulées de manière très précise mais bureaucratique. L’Union finance des recherches, mais peine à soutenir des chercheurs, à l’exception, notable, des chaires Jean-Monnet dédiées aux études européennes à travers le monde.
On peut se demander au contraire si la qualité des recherches ne découle pas d’abord des individus et des conditions qui leur sont offertes. Dans cette hypothèse, on ne gère pas des projets, mais des ressources humaines et intellectuelles. C’est, en gros, la base du fonctionnement de ce qui est de nos jours le plus prestigieux des systèmes universitaires, celui des États-Unis.
Peut-être ont-ils tort, et nous raison. L’avenir le dira. En attendant, nous manquons de bibliothèques qui soient autre chose que des médiathèques municipales - on ne parle même plus de bibliothèques en France, mais de centres de documentation -, de bureaux qui soient autre chose que des cagibis, d’ordinateurs récents, non pour faire des calculs astronomiques, mais pour assurer le quotidien de la dactylographie. Et pour longtemps encore, les universités américaines attireront nos doctorants et nos jeunes docteurs, elles offriront toujours aux chercheurs avancés les conditions les plus appropriées à leur travail.
Y a-t-il une alternative européenne ? On pourrait rêver d’un vaste réseau de bibliothèques (y compris numériques) dotées de ressources d’hébergement, de séminaires, de personnels multilingues, appuyés sur des bourses individuelles afin de permettre à ces centres de recevoir les chercheurs de toutes nations, où se mêleraient les horizons les plus divers. Non des centres d’excellence, mais des centres excellents, pour ainsi dire. Quelque chose me dit que ce n’est pas cela qu’on appelle « l’Europe de la recherche ».