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Les mots pour le dire
Date de publication originale : samedi 14 novembre 1998, par Thierry Leterre
Cette chronique a été publiée sous le titre (qui n’est pas mal non plus, mais j’aimais bien mon titre original) « Ces mots qui s’en ’mél’. » Depuis, le mot courriel a été adopté officiellement par la République Française. Il est peu usité, mais il est bien fait, et il représente une innovation considérable. C’est la première fois que la France finit par adopter un mot canadien dans son vocabulaire officiel. Raison de plus pour l’adopter.

n France, on n’aime guère le politiquement correct : peut-être est-ce la raison pour laquelle le vocabulaire français de l’informatique est plutôt politiquement incorrect. A commencer par le mot « ordinateur », terme assez sinistre. L’anglais « computer » signale un élégant latinisme ; son étymologie associe le préfixe « cum » au verbe « putare », ce qui signifie mot à mot « penser avec ». Nous sommes ainsi introduits dans la dimension d’une assistance intelligente, d’un « être avec » sa machine. Le mot suggère d’emblée cette notion devenue cardinale à l’ère de la microinformatique, la « convivialité », le « vivre avec » (ce que signifie étymologiquement « convivial »). L’histoire de l’informatique a étendu cette convivialité des machines aux interlocuteurs sur les réseaux, en général assez attentifs les uns aux autres. Certes, la notion de calcul formel n’est pas exclue dans l’expression anglaise « computare » signifie en latin « calculer » mais elle s’impose moins brutalement que dans les connotations du français qui font de l’ordinateur un ordonnateur : l’ordinateur ouvre en français à l’ordre, et par delà l’ordre à l’autorité. Autorité technique : l’utilisateur est supposé aux ordres de la machine plutôt « qu’avec elle ». Mais aussi autorité sociale : un pessimisme technologique assez répandu considère le « troupeau cybernétique » plongé dans l’actualité fuyante et artificielle de l’Internet, rivé à ses écrans comme un nuage d’insectes fascinés par une trompeuse lumière. Bref, nous serions condamnés à ployer sous le faix de ce nouveau maître impitoyable de l’ordre moderne, l’ordinateur. Au reste, des discours « euphoriques » sur la technologie puisent parfois à la même source. Quand on espère discipliner les enfants des quartiers difficiles en leur ouvrant des salles informatiques, on s’attend bien à ce qu’ils rentrent « dans l’ordre » par ce moyen. Le mot « ordinateur » traduit, et pour une part impose, une conception autoritaire de l’informatique.

On en dirait autant du terme « internaute », qui a fini par s’imposer. Equivalent du terme anglais « surfer », il désigne la personne qui utilise l’Internet, et plus particulièrement le Web. Entre anglais et français, les métaphores sont opposables. Le surf est aux Etats-Unis une pratique un peu sauvage, libertaire, une fratrie de risque-tout qui se mesurent à l’océan et à ses déchaînements dans une glissade qui ne produit que son propre plaisir. Le terme internaute maintient la métaphore nautique, mais c’est une mer qu’on espère maîtrisée, balisée par un trajet défini. Et dans la mesure où il est difficile de ne pas entendre derrière « internaute » « astronaute », c’est même d’une conquête du cyberspace institutionnalisée dans ses connotations qu’il s’agit. Là encore, du surfer anglais à l’internaute français passe la pression d’une institution, d’une autorité.

Sans doute, notre langue peut célébrer la prémonition géniale du terme « informatique », remarquable anticipation programmant la révolution de l’information que les réseaux numériques accomplissent sous nos yeux. La langue française aura eu le génie de donner à entendre qu’un ordinateur ne sert pas à traiter des données, mais à organiser de l’information. Cependant cette idée même s’élabore dans un pays où l’information demeure une affaire d’Etat, au point qu’elle eût son Ministère, puis sa « haute autorité », transformé en « Conseil supérieur ». Là encore, l’informatique rejoint un réseau métaphorique balisé par des enjeux de pouvoir et d’autorité.

Ces quelques remarques rappellent que les mots sont des créations sociologiques : ils évoquent autant une atmosphère sociale implicite qu’ils désignent explicitement des choses. Une part du vocabulaire français sature de représentations autoritaires l’appréhension du phénomène informatique. Or, ces représentations sont par essence inefficaces pour appréhender les enjeux des réseaux comme l’Internet et expliquent pour une part le « retard » français. D’où une perplexité assez sensible : est-ce pour cette raison qu’on veut nous imposer pour désigner le e-mail, le mot « mèl » qui ne veut strictement rien dire ?

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