’école maternelle de mon village projette de réaliser avec les enfants un CD-rom. Ce groupware des bambins est symbolique à sa manière. Un tel projet a un caractère exemplaire. Dans un système scolaire où l’évaluation porte dès le plus jeune âge sur la performance individuelle, la réalisation d’un travail collectif n’est pas anodin. Il n’est pas inutile que les parents puissent emporter, à la fin de l’année, au milieu des cartons de dessins de leur progéniture, la trace numérique d’un effort de groupe.
Un CD est aussi une œuvre, et cela représente une ouverture dans une éducation qui fait peu de place à l’épanouissement du sens créatif. Or, les ordinateurs savent servir l’imagination, d’autant mieux que la numérisation nous débarrasse de contraintes inhérentes à la matière. Le clavier libère la main malhabile du tracé des lettres ; tel enfant, m’expliquait une institutrice, refusait de dessiner parce que ses gribouillis n’atteignaient jamais la perfection de ce que lui représentait son imagination. Il a lentement appris le dessin à partir d’images préparées sur ses indications grâce à un ordinateur. Nul ne soupçonne le souci de perfection qui habite un enfant de cinq ans.
Ce n’est donc pas sans raison que M. Jospin, voulant « préparer l’entrée de la France dans la société de l’information », selon le titre de son récent discours, a mis l’école au premier rang de ses « chantiers prioritaires ». Il n’a pas tort non plus de noter, dans l’inimitable jargon technocratique qui sert de discours politique français, que l’introduction des ordinateurs pouvait « mettre les richesses du multimédia au service de la modernisation pédagogique ». Mais ce qui doit inquiéter, c’est que ce motif n’est que second : il est d’abord question de « donner aux futurs citoyens la maîtrise des nouveaux outils de communication qui leur seront indispensables ». Il ne s’agit plus de pédagogie, ni d’une créativité dont on espère certes qu’elle sera « stimulée ». L’enjeu est visiblement ailleurs.
Le caractère « indispensable » de l’outil fait peser sur les frêles épaules des « futurs citoyens » le poids d’une nécessité qui s’avère d’autant plus impérieuse qu’elle prend, dans le discours de M. Jospin, la forme effrayante d’une « bataille de l’intelligence » dont il affirme qu’elle « commence à l’école ». Les instituteurs de France sont les hussards numérique de la République.
Ce qu’on entend par ce lieu commun de « la bataille de l’intelligence », c’est que des plus-values économiques non négligeables sont à espérer dans le domaine des nouvelles technologies ; que par ailleurs, dans un contexte de compétition internationale accrue, la maîtrise de l’information numérique est un avantage comparatif indiscutable.
Pourtant ce lieu commun est barbare, et lorsqu’il s’applique à l’école, il est même monstrueux. S’il est un héritage des Lumières dont l’éducation doit se réclamer , c’est justement une foi en l’intelligence comme coopération. Etre intelligent ne consiste pas à apprendre à se battre, mais à s’épanouir au milieu des autres. Les ordinateurs sont en effet des outils qui intensifient et magnifient la création, l’information, et le travail de l’intelligence dans la compulsion de données rendues plus aisément accessibles sur les réseaux. Mais précisément parce que sont les outils modernes de l’intelligence, nous devons les concevoir comme tels : comme de merveilleux moyens de savoir plus, de comprendre mieux, et d’agir plus justement. Ce n’est d’ailleurs même pas un rêve : l’Internet est le fruit de coopérations à la fois ludiques et gratuites, l’exemple concret d’intelligences appliquées au partage. Par étroitesse de vue, la France a raté cette bataille qui n’en était pas une, perdant en capital humain, en expérience, et finalement en capacité économique. Souhaitons que les pratiques éducatives liées à l’informatique ne soient pas l’occasion de céder au triste réalisme des méchants, mais qu’elles fassent que nos enfants ne soient pas simplement de « futurs citoyens » promis à la lutte de tous contre tous, mais eux-mêmes, tout simplement, avec le plus d’intelligence et de bonheur possibles.