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Il faut de tout pour faire le Net...
Date de publication originale : mercredi 5 août 1998, par Thierry Leterre
Il n’est pas judicieux de croire que le marché informatique pourrait vivre de liberté et d’eau fraîche...

ne chose m’amuse toujours lorsque je conduis aux Etats-Unis : les devises portées sur les plaques minéralogiques. Les différences entre Etats sont savoureuses. Si le New Hampshire a choisi : « vivre libre ou mourir », son voisin, le Maine, affirme sa vocation touristique en affichant « le pays des vacances ». À chacun ses valeurs.

Sur les autoroutes de l’information, c’est un peu pareil. Il y a l’informatique dominée par de grands acteurs IBM, Apple, Intel, Microsoft et l’informatique libre. Celle-ci vit grâce à des développeurs plus ou moins indépendants, plus ou moins structurés, allant du bidouilleur légendaire à l’universitaire, et de l’auteur de logiciel à la PME implantée sur son marché. Souvent animés d’un esprit libertaire plus ou moins affirmé, ils font vivre une informatique très différente de celle qui se vend au « grand public » (même professionnel). En France, il est de bon ton d’en sourire : « libertaire » rime chez nous avec « naïf » (deux épithètes spontanément accolées par un politiste de mes collègues à qui l’on expliquait les représentations anarchistes courantes sur l’Internet). Pourtant, c’est une dimension qu’il ne faut pas négliger : au risque de galvauder un mot qui l’est déjà trop, elle est à la source d’une certaine « culture » informatique valorisant l’individu, l’échange, la confiance, ainsi que les procédures informelles.

Cette culture a produit le fameux système « Linux », résultat d’efforts conjugués et désintéressés ; l’Internet lui doit aussi beaucoup. Elle fait encore vivre un système de distribution original, le « shareware » (en français « logiciel contributif »), qu’on utilise à l’essai avant de le payer, le logiciel est même parfois gratuit (on parle alors de « freeware »). Il faut défendre cette culture, car elle est menacée par les menées des grands acteurs informatiques qui tendent à étouffer la diversité. C’est cette défense qu’ont entrepris ceux qui prônent l’utilisation de Linux dans les écoles de préférence à Windows, et suggèrent le recours à des logiciels « libres » (sharewares ou freewares). Ils ont raison.

Le plus simple des arguments, concernant Linux, est sa supériorité en tant que système d’exploitation, ainsi que la maîtrise du système qu’il offre à l’utilisateur. Cela ne signifie pas nous transformer tous en informaticiens. Quand on apprend aux enfants les mécanismes d’un moteur de voiture ou les grandes fonctions biologiques, on sait qu’ils ne seront pas tous mécaniciens ou médecin. Il y a aussi une raison plus stratégique : faire vivre un tissu industriel plus modeste d’apparence, mais extrêmement dynamique, ne pas se lier les mains avec des entreprises multinationales.

Maintenant, il n’est pas judicieux de croire que le marché informatique pourrait vivre de liberté et d’eau fraîche et faire, par exemple, de Microsoft un démon (ce fut autrefois IBM). Certaines pratiques de Microsoft doivent certes être dénoncées. Il ne faut pas taire les bogues qui affectent trop souvent ses logiciels, l’incompatibilité de ses standards, les limites évidentes de Windows (atteintes dès que l’on essaye de lancer un jeu d’ancienne génération un peu gourmand en mémoire). Mais il faut souligner que les produits de Microsoft sont souvent plus réussis que Windows. On doit aussi reconnaître que Microsoft a su évoluer d’une position de fournisseur (d’IBM) vers une stratégie industrielle autonome, systématiquement renouvelée, fondée sur des intuitions souvent judicieuses (notamment l’idée que l’industrie du logiciel offrait des marges considérables dans son ensemble) avant d’intégrer une stratégie financière. Cela n’avait rien d’évident.

Favoriser les logiciels « libres » à l’école, ce n’est pas bouter Microsoft hors de France mais plutôt éviter d’accoutumer les enfants et leurs enseignants aux produits de telle firme privée et à ses standards. C’est former des utilisateurs compétents qui feront pression sur leurs fournisseurs pour des produits toujours meilleurs et plus divers, et de ce fait ramener les grandes entreprises aux règles du marché, tout en faisant vivre un secteur « libre », créatif et dynamique, moins dépendant d’une massification des échanges. Si l’on y parvient, et il y faut surtout de la volonté, ce sera un peu vivre libre aux pays des vacances.

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