Marx : une sociologie politique critique de la sécurité

mercredi 21 mai 2008, par Thierry Leterre

« [Après l’annexion de l’Alsace et la Lorraine] L’histoire mesurera ses sanctions, non à la quantité de kilomètres carrés arrachés à la France, mais à la grandeur du crime qui ose faire revivre, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la politique de conquête ! » Karl Marx, La guerre civile en France (1871)

Ce n’est pas sans un certain inconfort que nous lisons aujourd’hui l’œuvre de Marx. Certes, l’effondrement des régimes de l’Est, le déclin des partis communistes, nous permettent de dissocier la pensée marxiste d’une revendication politique, et surtout, des sinistres régimes qui s’en réclamaient : de ce passé tout proche ne restent plus que les réaménagements successifs qui demeurent la doctrine officielle de la Chine, ou des caricatures sanglantes comme la Corée du Nord, ou encore Cuba. Nous pouvons, avec moins d’équivoque ou simplement moins de précautions de langage, être sensibles aux aspects pertinents d’une approche que nous pouvons enfin prendre comme une pensée politique, et non comme le texte sacré de ce qu’Halévy, dans les années 30, nommait une « religion séculière ». Nous pouvons admettre la valeur d’un engagement en faveur des plus démunis d’une société qui découvrait une forme inédite de violence sociale à travers l’industrialisation. Il n’en reste pas moins que cet engagement, cette sensibilité ont fait partie d’une histoire politique tourmentée, marquée, du point de vue doctrinal, par l’intolérance la plus sévère, et du point de vue politique par la menace de la guerre froide à l’extérieur, et la violence totalitaire à l’intérieur.

 A) la sécurité, une notion bourgeoise contre

a. L’aristocratie et la société de protection.

i. Qu’est-ce que la bourgeoisie, qu’est-ce qu’une société bourgeoise ?

C’est une société qui obéit aux valeurs du capitalisme, fondé sur la propriété privée, comprise non plus comme la propriété privée précapitaliste, qui suppose l’enrichissement personnel du propriétaire par l’exploitation de sa propriété, mais l’enrichissement du propriétaire par le moyen de l’exploitation de la force de travail d’autrui, cad le salariat. La sécurité (exactement en français la « sûreté » car Marx commente et critique les droits de l’homme, qui parlent de « sûreté » - mais le terme allemand est le même) est « l’assurance de l’égoïsme ».
ii. Les valeurs de l’aristocratie : non la sécurité mais la protection en contexte de violence naturelle.

« Rien pour la gloire ! » « La gloire ne rapporte rien ». « La paix partout et toujours ! » « La guerre fait baisser le cours des 3 et 4%. » [1]

b. Le prolétariat et son destin révolutionnaire.

i. Le paradoxe de la sécurité :

la sécurité bourgeoise est une forme de violence contre le prolétariat. « Expropriation violente ». Marx : la colonisation est le révélateur de la violence du processus (par ailleurs décrit avec une certaine complaisance dans Le Capital) : ce qu’il reprend de Bauer (pourtant violemment critiqué dans La question juive) qui notait« le besoin qui assure à la société bourgeoise sa permanence et lui garantit sa nécessité, dangers continuels, entretient en elle un élément d’insécurité et produit ce mélange continuel et toujours changeant de pauvreté et de richesse » (La question juive, de B. Bauer, ed. union générale d’édition, Paris 1968).
ii. La violence de la révolution n’est que le résultat de cette violence préalable.

C’est le résultat de la lutte des classes et des contradictions inhérentes à la société bourgeoise : l’une d’elle est la sécurité. Comment un régime de sécurité peut-il produire de la violence sociale, et donc de l’insécurité ?

 B) Le triomphe de la bourgeoisie ?

a. La valeur de la sécurité

i. Ce que dit Marx, c’est que la sécurité n’est pas une notion neutre.

Elle est une valeur sociale (intérieure, les politiques de sécurité) correspondant à une classe sociale, dont il n’est pas difficile de caractériser la frilosité au sein douillet de l’univers privé (cf. la fameuse scène de la brioche dans Germinal). Sécuriser les biens et les personnes afin de garantir le capitalisme comme phénomène d’accumulation.
ii. Elle est aussi un outil contre-révolutionnaire

Marx est matérialiste : une idéologie est toujours (cf. L’Idéologie allemande) une fonction de l’organisation du réel, et cette fonction est provoquée par les contradictions du réel. S’il y a besoin d’affirmer la sécurité au sein de la classe bourgeoise, c’est précisément parce que la sécurité n’y est pas assurée. Cf. Rousseau et le discours du riche. Le discours sécuritaire possède une fonction de discipline du social, il insiste sur la préférence donnée à la paix sur l’avantage qu’on peut avoir à la guerre. Mais pour le prolétariat cet avantage est trompeur car les prolétaires n’ont pas la sécurité.

b) La raison de la violence

la violence est donc rationnelle

i. la violence n’est pas simplement le fruit de conditions sociales instables
Marx n’a pas l’analyse aujourd’hui courante sur le facteur social de la violence où des conditions de vie dures provoquent la violence comme réponse ou comme alternative. C’est un penseur révolutionnaire qui insiste sur la logique de la révolution (ce qui se transforme en caractère inévitable de la révolution, alors que ce sont deux choses distinctes. Quelque chose peut être logique mais non inévitable, puisque cela dépend des circonstances dans lesquelles cette logique est efficace.) La violence est révolutionnaire, qu’elle le sache ou non : elle est la conséquence naturelle de la violence bourgeoise, elle-même manifestée par le désir de sécurité, qui témoigne de son instabilité.
ii. la violence révolutionnaire est le destin du prolétariat
avec une nuance : la conquête pacifique du pouvoir n’est pas exclue par Marx. C’est dans cette faille que s’engouffre le socialisme réformiste.
la violence est systémique

i. Société globale et lutte des classes
Marx caractérise le fonctionnement d’une société globale, et la violence de la lutte des classes fait partie de ce fonctionnement comme un indicateur :
- De la nécessité d’un changement
- De la nécessité que ce changement soit meilleur (d’où le problème de la révolution qui peut échouer, ou provoquer de pires catastrophes, comme ne cesseront de le dénoncer les libéraux)
- Toutefois, la « société globale » est fondée sur une dynamique de lutte des classes. Le caractère systématique du social – il y a une société ne doit pas recouvrir la division systémique de la division des classes.
- La lutte des classes est liées à l’exploitation. C’est le processus matérialiste d’exploitation qui donne son sens à l’exploitation politique. La domination politique n’est qu’un sous-produit d’intérêts économiques liés à la transformation de la matière via l’économie.

ii. Pensée sociale, action politique
La politique consiste à se saisir de l’analyse du social, non pour le décrypter mais pour le connaître car c’est l’autotransformation du social qui porte la politique réussie.
- L’échec d’une politique manifeste son caractère inadapté
- Le succès d’une politique manifeste sa coïncidence avec le mouvement social.
- Cette politique est par essence une transformation des rapports sociaux de production.

Pour Marx la violence est structurelle dans une société mal organisée et la mauvaise organisation du social tient au recouvrement de l’exploitation de la nature par les forces économiques et de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’homme est un loup pour l’homme d’abord parce que l’homme est une ressource pour l’homme – un corps à manger (anthropophagie) ou un outil à utiliser (exploitation économique). Plusieurs évolutions vont se faire jour à partir de cette affirmation forte :
- Est-il vrai que la violence est rationnelle ? N’est-elle pas déviance par rapport à la rationalité, et cette déviance n’est-elle pas elle-même légitime (Foucault). Pour Marx c’est sa rationalité finale qui légitime la violence révolutionnaire, rationalité de l’action violente dans une situation violente. Mais la violence ne peut elle être l’expression d’une irrationalité (Sorel) et cette irrationalité une légitimité ?
- La sociologie de la violence est-elle nécessairement a/ une sociologie du conflit et b/ une sociologie globale ? La violence n’est-elle pas une zone autonome de la vie sociale ? Ne peut-elle être pensée comme lieu tactique et ponctuelle et non pas comme forme stratégique et globale de la réflexion sociale ?
- Les violences sont-elles toutes des violences de type d’exploitation (violence symbolique – Bourdieu, violence identitaire – nouveaux mouvements sociaux) ?

Notes :

[1] Karl Marx, Les luttes des classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, La Table Ronde, 2001 Trad. De L. Rémy et J. Molitor, 314 p. Coll. « La petite Vermillon ». la citation in Les luttes des classes se trouve p. 28