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L’explosion du public
La fin des médias et l’implosion de la sphère publique

dimanche 7 septembre 2008, par Thierry Leterre

Les passages qui sont ici présentés sont issus d’un article qui paraît en Octobre 2008 en attente de publication depuis deux ans intitulé « L’Internet : espace public et enjeux de connaissance ». L’extrait qui suit présente la thèse principale : les notions d’individu et de collectivité se trouvent désarticulées dans les réseaux informatiques.

A) la fin des médias

Sens Public, Oct. 2008Quand on parle « d’espace public » il faut s’entendre. En un sens, celui que donne le récent livre de Yochai Benkler [1] au terme, il y a peut-être une « sphère publique en réseau » (networked public sphere) effet des interactions et des croisements communicationnels sur les réseaux électroniques. Il faut toutefois relever que ce sens, qu’on peut admettre, ne correspond pas à la conception habermassienne de la Publicité [2]. Celle-ci est hantée par la question de l’Etat, des forces de marché, et de la socialisation de l’activité étatique. Elle repose pour l’essentiel sur une discussion publique organisée à propos d’intérêts représentés comme communs par les acteurs et correspond assez bien aux mécanismes de débat que Rousseau avait analysés et même inventés au 18e siècle : il s’agit de se prononcer en son fors intérieur, non sur son intérêt particulier, mais sur ce qu’on estime être bon pour la communauté à laquelle on appartient [3]. Sous cette forme, l’espace public apparaît comme le rapport entre un acteur et une forme de généralité communicationnelle explicitée sous différentes formes, celle de la volonté générale chez Rousseau, mais aussi bien sous les diverses instances étudiées par Habermas, l’Etat, l’Etat social, la presse etc. C’est du reste ce que signifie initialement le mot « public » – qui « appartient au peuple » c’est-à-dire à la collectivité structurée par des règles politiques. Le domaine public, c’est le domaine du collectif organisé.

Par rapport à cette conception maximaliste de « l’espace public », les interactions qui se déroulent sur un réseau sont d’intensité incomparablement plus modeste. Ce sont, pour emprunter l’expression de Yochai Benkler, des « liens faibles ». Cette faiblesse ne signifie nullement artifice ou inefficacité. Simplement, une chaîne d’acteurs en réseau ne constitue pas un « public » au sens traditionnel, celui d’une audience, qui reçoit, avec une interaction (critique ou autre) plus ou moins grande un flux d’informations. Chacun est plutôt un passeur d’information, ce que le système de liens hypertexte explicite aisément. Chaque site Web, chaque blog est moins un lieu producteur d’information qu’un passage, souvent pointé par un moteur de recherche pour des acteurs qui sont à la recherche d’une information précise et se soucient peu du contexte général dans lequel elle peut s’insérer. Aucune forme de « généralité communicationnelle » ne s’établit sur un réseau, d’abord parce que personne n’aperçoit, même dans une représentation imaginaire, la « communauté » générale d’un réseau qui formerait le public, l’audience ou le groupe d’interaction. Une telle idée n’a même aucun sens et l’on peut douter du fait qu’il se dégage « un » public ou même « des » publics, ou encore des audiences, dans des interactions de réseau. Ce que permet de partager un réseau étendu – et on n’a pas manqué de le reprocher à l’Internet – c’est un point de vue parfaitement particulier, qui ne se soucie pas nécessairement de son audience. Bien des sites web n’ont qu’un petit nombre de visites, et ne concernent que faiblement une quelconque généralité. Le système des liens hypertextes implique même que la « visite » d’un site se fait souvent au hasard du classement d’un moteur de recherche, et l’on peut glaner telle information, sans se soucier de son contexte sur un même site, et même de savoir s’il y a un contexte [4].

La conclusion qui s’impose sera, soit qu’il n’y a pas d’espace public sur un réseau, soit que cet espace public est profondément restructuré par rapport à ce qu’on entend traditionnellement par le terme : s’il existe une sphère publique elle se fait sans public constitué, sans cette généralité communicationnelle qui forme d’ordinaire l’audience. Une autre conclusion sera plus nette : l’Internet n’est nullement, contrairement à ce qu’on a pu avancer, un « nouveau média » car le réseau représente l’inversion de la logique des médias que finit par décrire Habermas dans sa réflexion (quelque peu empreinte de déploration) sur l’espace public. On n’y trouve pas de publics identifiables ni de modèle de transmission linéaire entre l’émetteur et des récepteurs. L’Internet fonctionne plutôt sur une multitude de liens et d’échanges entre des récepteurs-émetteurs ou des émetteurs-récepteurs. L’information ne vient pas d’un centre qui la marque comme particulièrement intéressante pour être divulguée à un public : au contraire des individus-acteurs recherchent l’information dont ils besoin sur des sites Web ou des Blogs qui leur conviennent et leur semblent, à tort ou à raison, fournir des garanties suffisantes d’intérêt et de fiabilité. Là où Habermas voulait faire une histoire des publics, et de leur succession historique, l’Internet nous indique que cette histoire est venue à son terme en faisant passer la communication d’une relation d’un public à l’information, à la mise en relation d’acteurs communicants. En ce sens, avec les réseaux informatiques, nous touchons à la fin des médias.

B) interaction et interactivité

La question des médias réglée, ce qui est en jeu, c’est une conception de l’espace public supposant une collectivité qui s’organise – et en démocratie délibère – à partir d’une visibilité des opinions et des échanges, cette forme de visibilité qu’on appelle la « publicité des débats ». Comme le montre Arendt, dans son texte fondamental sur ces enjeux, le domaine public est celui où les questions se règlent par la persuasion ouverte (ce qu’elle oppose au privé où règne la force) [5]. A cette vision correspond – c’est plus une coalescence historique qu’une continuité ou un héritage me semble-t-il – les idéologies du contrat social, qui font littéralement exister ces collectivités où va s’ouvrir l’espace public par une décision collective. Celle-ci autorise à passer de l’individu au collectif et articule (les libéraux à partir de Constant pensant à Rousseau diront : « perd dans ») l’individu et sa liberté à la nécessité de la vie collective et de ses règles. L’espace public est alors celui où s’ajointent, se définissent, s’amendent par la critique et le débat, ces règles d’une collectivité qui se gouverne de manière ouverte par la persuasion (ou par la manipulation qui la simule), et touche à la capacité rationnelle de prendre une décision non pas seulement pour soi, mais pour ce qu’on va appeler finalement « l’intérêt général ».

Cette vision, si profonde et pertinente pour décrire certains aspects du social soit-elle, a rencontré sa critique radicale depuis longtemps, à partir d’une perspective libérale – la perspective de ceux que je serais tenté d’appeler les « vrais libéraux » qui pensent que rien dans ce modèle ne va. Pour ce libéralisme la liberté est d’abord celle de l’individu. Toute collectivité lui fait encourir le risque de la servitude à ses membres. Le mieux qu’on puisse avoir, c’est une société qui vous laisse tranquille pour une large part de votre vie. A l’organisation collective de la liberté, les libéraux opposent donc la limitation des règles applicables et les formes d’auto-organisation sans intervention d’un pacte contraignant global. On trouve ici Constant, Mill, Bentham, puis Hayek, Rougier, bien d’autres encore. Ce qui existe, et ce qui existe uniquement, ce sont des interactions entre individus, et ce qu’on nomme la société n’est nullement le fruit d’une décision collective, mais la simple résultante de ces actions. Le domaine privé domine ici le domaine public, politique. Loin d’être un lieu de rassemblement, il n’est qu’un agencement protecteur à l’égard de la collectivité.

Il serait inutile de se prononcer pour l’une ou l’autre de ces formes de compréhension des relations sociales de manière générale. En revanche, il est important de saisir que dans le cas précis des relations de communication telles qu’elles se développent sur les réseaux, le deuxième modèle est plus propre à en rendre compte. Aucun espace collectif ne s’y trouve défini, seuls des espaces privés,– des serveurs des FAI [6] jusqu’aux technologies commerciales –sont sollicités. La seule chose qui ne soit pas privée, ce sont les passerelles : concrètement l’utilisation de l’espace national, bref l’occupation de l’infrastructure. Les liaisons se font à petite échelle : alors que l’espace public affirme l’intégration de chacun dans un grand tout, l’Internet affirme l’horizon borné de chacun avec son réseau de correspondants, ses sites Web – dans lesquels on pioche souvent pour une unique information – et l’on est tout proche de ce que Constant décrivait dans ces grands dépôts de savoir, critiquant justement les formes institutionnalisées de l’éducation [7]. L’Internet participe fortement de la désinstitutionalisation de l’échange, de l’absence de règle collective, de conséquences collectives – telle en régime démocratique la délibération.

En ce sens, il y a bien une liberté que nous éprouvons sans mal sur l’Internet : celle de communiquer pour le plaisir de communiquer – plaisir que les conservateurs (de gauche comme de droite) contemplent avec horreur. Quoi ? On pourrait échanger pour le simple plaisir d’échanger, sans autre effet que d’avoir mené et pas forcément à son terme, une conversation ? L’aspect de délire que les chats revêtent souvent, les syntaxes brisées, les orthographes aléatoires, et l’extraordinaire domination des fonctions phatiques du langage – sur les forums, bien souvent on ne trouve qu’une ligne d’approbation ou la simple reprise d’un propos antérieur – nous conduisent à l’essentielle gratuité des échanges et de leur sens. C’est très exactement ce qu’on appelle l’interactivité. Le mot n’est nullement un doublon passif du terme interaction. On réserverait en effet volontiers ce dernier terme pour désigner les mises en rapport entre individus (ou groupes) qui produisent des effets extérieurs à cette mise en relation (comme l’interaction de deux produits chimiques produit une réaction extérieure à ces produits). Dans l’interactivité, il n’y a pas forcément d’effet extérieur à ce qui se passe sur un réseau comme l’Internet. Un site Internet, un blog, sont souvent des bouteilles à la mer, qui ne drainent pas forcément d’audience. Les échanges sur un forum sont souvent des contributions parallèles, avec peu de prises en compte de ce qui a été dit (les modérateurs des forums « sérieux » s’en plaignent d’ailleurs), et les remarques sur un blog sont fréquemment hors de propos – et du reste la fonction « commentaire » des blogs appelle rarement une réponse à ce commentaire laissé par un lecteur. Ce qui se démaille ici, c’est la notion de public ou d’audience – y compris cette audience virtuelle que l’espace public accomplit et imagine – la nation, le collectif. C’est cela qu’on peut appeler « l’explosion du public », l’émiettement des relations de communications au gré de « fils » d’information, et non au sein d’une sphère qui contiendrait et délimiterait l’information.

De ce fait, il serait difficile de trouver dans les réseaux l’équivalent d’un contrat social. Les rapports électroniques se nouent sur le modèle de la rencontre et du croisement (je cherche une information, je la trouve et je la corrèle par plusieurs moyens). On ne peut être plus loin d’une conception de l’espace public qui cherche à homogénéiser les enjeux et les prises de paroles. Sur les réseaux, il n’y a pas prise de parole. Des millions de blogs, de sites, existent que je n’irai jamais visiter même virtuellement – cela c’est la tâche des machines qui permettent aux moteurs de recherche de recenser l’information disponible. Rien même d’une cacophonie ou d’un chaos : car il faudrait une vision globale pour les percevoir, et celle-ci n’existe pas. Il n’y ni espace public, ni communauté imaginée sur un réseau. Juste la diffusion, en suivant des liens, d’une quête d’information qui peut nous mener toujours plus loin. Ce que nous apprenons de l’Internet, c’est qu’il n’est nullement besoin de vivre ensemble selon des procédures ou des réalités (fussent-elles de communication) pour pouvoir interagir sous la forme de l’interactivité (et non de l’interaction).

Enfin, l’espace public devient inutile dans une autre de ces fonctions traditionnelles, celle qui forme la dichotomie de l’auteur et de son public : mettre en relation celle ou celui qui publie (une information, une œuvre, une réflexion…) et celui ou celle que cela intéresse (ou non). Sur un réseau comme l’Internet, des multitudes d’échanges privés suffisent à produire une information disponibles. Le modèle du fil de discussion conservé – typiquement pour trouver des solutions à un problème informatique, mais pas seulement – est efficace. Un échange s’est créé sur un forum, et a été solidifié – déposé pour prendre le mot de Constant – dans une archive. Dès lors toute personne à la recherche de la même information ou de la même solution au même problème, peut consulter cette archive. Ce qui était un échange est devenu un recueil, une trace. De ce fait, il n’est nullement besoin d’espace commun pour se rejoindre. Cette absence se marque même du point de vue des techniques d’information, tout particulièrement, la structuration par des liens hypertextes, qui forment une suite et non une organisation du propos. D’où une structure ouverte, contrairement aux espaces publics qui sont clos, généralement au sein des frontières.

Notes :

[1] Yochai Benkler : The Wealth of Networks, How social production transforms markets and freedom, Yale University Press, 2006.

[2] Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot 1978 (1re édition en allemand 1962).

[3] Cf. Du Contrat social, Livre IV, chap. 2 : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus… ».

[4] C’est une erreur commune des sites institutionnels que de présupposer que les consultations s’effectuent non pas pour des informations spécifiques mais pour des pages, voir pour le site lui-même. Si l’on met à part le phénomène des blogs, il semble bien que le mode de consultation majoritaire soit la recherche d’information à partir d’un moteur de recherche, et non la consultation à partir d’un site. Un exemple frappant est celui de Wikipédia : autant il est aisé de consulter cette encyclopédie collaborative en ligne à partir d’un moteur de recherche, autant le moteur interne est relativement peu puissant, signe que ce qui est privilégié est le lien à l’information particulière et non l’organisation générale du propos.

[5] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket 1994 (1re édition en anglais, 1958).

[6] Fournisseurs d’Accès Internet, autrement dit, les entreprises qui vendent des accès au réseau.

[7] « En fait d’opinion, de croyances, de lumières, il y aura neutralité complète de la part du gouvernement (…) On lui accordera tout au plus la faculté de réunir et de conserver tous l es matériaux de l’instruction, d’établir des dépôts, ouverts à tous, dans lesquels chacun la puise à son gré, pour en faire usage à sa guise, sans qu’une direction lui soit imprimée. » (Préface aux Mélanges politiques et littéraires, 1829). Ici, à l’évidence, ce n’est pas tant le rôle du gouvernement qui m’intéresse, que le fait que l’éducation soit elle-même comprise non comme un processus institutionnel, mais comme une activité qui « puise » dans des « dépôts ».