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Les Français devant Internet
Ordinateurs, n° 103, 5 mars 1997

dimanche 4 novembre 2012, par Thierry Leterre

On trouve une longue interview reportage avec moi dans le numéro de Mars 1997 de la Revue Ordinateurs. J’y présente ce qui est déjà ma thèse : « Loin de faire des choses bouleversantes, les ordinateurs font, mais beaucoup mieux que nous, des choses banales. » On y retrouve également une anecdote sur mes collègues de l’époque, que j’aime bien reprendre, tant elle illustre les rapports fantasmatiques entre les intellectuel/les et les nouvelles technologies — hier comme peut-être aujourd’hui. La couverture (flatteuse) du magazine me représentait en compagnie de l’excellent vendeur de journaux qui officiait à la porte de Sciences Po.

(…) Professeur de philosophie à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Thierry Leterre y est notamment chargé d’une mission de réflexion sur Internet -en attendant la mise en place d’un site Web, momentanément repoussée. A l’occasion d’un article sur « Les Français et Internet » publié par la très austère mais très ouverte revue Etudes (janvier 1997), il aura été l’un des premiers à mettre les pieds dans le plat en dénonçant le faux débat dont Internet est devenu l’objet en France. Un faux débat qui a l’inconvénient d’aggraver le handicap que représente, cette fois, l’exception française face aux nouvelles technologies.

Par goût personnel aussi bien qu’au titre de ses travaux de chercheur, ce jeune agrégé se sert depuis longtemps déjà de micro-ordinateurs. « L’histoire de l’informatique et d’Internet m’intéresse beaucoup, explique Thierry Leterre. Elle s’inscrit dans la continuité de mes recherches sur la raison. De la raison épistémologique, du développement marqué par l’invention des mathématiques modernes avec Descartes, par rapport à Pascal, avec l’informatique à l’autre bout de la chaîne. L’informatique m’apparaît comme la grande procédure de rationalisation politique du monde moderne. »

Voici deux ans, certains de ses collègues lui font parvenir une note soulignant la nécessité de moderniser l’environnement informatique de l’IEP. « Or, je connaissais mes collègues, poursuit Thierry Leterre. Je peux témoigner de leur crédit universitaire. Toutefois, ils savaient à peine se servir d’un ordinateur. Aucun n’était familiarisé avec Internet. Moi, je ne me sentais pas très compétent ; du moins, je m’en servais. C’est ce[t] hiatus qui m’a permis de découvrir que les nouvelles technologies mettent en évidence un imaginaire, un imaginaire social très fort. La bonne grille de lecture, c’est le fantasme social. Elle n’est pas à chercher du côté de la sociologie de l’innovation, laquelle travaille sur la découverte technologique. Je préfère étudier les mécanismes d’appropriation des nouvelles technologies dans différents discours. Il suffit de se reporter à un sondage d’après lequel 70% des Français se disent passionnés par Internet, quand 5% seulement se déclarent utilisateurs ! »

Pour Thierry Leterre, les énoncés qui circonscrivent le terrain du débat sur Internet se résument généralement à une seule et même question : est-ce qu’Internet contribue à faire du lien entre tous (de la citoyenneté) ou à secréter une nouvelle caste pour quelques-uns (l’élite de demain) ? Plus on anticipe sur les effets espérés ou redoutés du système en cause sur la collectivité, et sur les changements de statut social qu’il entraînerait, et moins on est pressé d’en faire usage, de juger bêtement sur pièces, ou du moins à la lumière du témoignage des pratiquants. « Et pourtant, relève Thierry Leterre, on s’apercevrait que, loin de faire des choses bouleversantes, les ordinateurs font, mais beaucoup mieux que nous, des choses banales. »

Sur Internet, ce qu’il apprécie en premier lieu, c’est le courrier électronique (e-mail : 1013713672 @ compuserve.com) qu’il traite à raison de vingt minutes à une heure chaque jour. Il y retrouve en effet un peu l’équivalent de la correspondance échangée entre les philosophes du début du XXe siècle. « A l’époque, le courrier était inscrit dans l’ordre des choses. »

Deuxième fonction appréciée : la requête d’informations plus ou moins élaborées, comme une traduction de Descartes en anglais, parfois difficiles à trouver compte tenu des carences de nos bibliothèques universitaires. « Contrairement à ce que les gens imaginent, pour naviguer sur Internet, on a besoin des modes de communication traditionnels, comme l’écrit, le courrier, qui préconisent de s’orienter vers ceci ou cela. » Troisième avantage : l’efficacité du “téléphone arabe ”, de e-mail à e-mail. « Ce qui est intéressant avec Internet, c’est qu’il offre une communication de créneaux, qu’on soit philosophe, passionné d’ovni ou collectionneur de Citroën. En fait, Internet ne sert qu’à accroître une information qu’on a déjà. Il ne remplace pas la formation classique, au contraire. C’est toute la différence avec la télévision où l’on est forcément spectateur. »

Mais le Net demeure un grand bazar où le tout et le n’importe quoi soulèveront nécessairement une demande de vérification de la crédibilité. A l’avenir, opérateurs, agences, médias, chercheront à remplir une mission de certification. En attendant, ce n’est pas cet enjeu crucial qui est au cœur du débat en France... « A l’intérieur de la perception sociale qui se cristallise autour d’Internet, il s’agit de discerner les travers français les plus nets, ceux qui provoquent des crises politiques, et pas seulement ceux qui signalent des malaises par rapport aux nouvelles technologies. Primo, cessons de parler des nouvelles technologies en termes de rupture sociale, introduisant à une nouvelle société. Du reste, il ne s’agit pas d’un tropisme exclusivement français. Aux Etats-Unis, où domine la dimension commerciale, la rupture est aussi présente, mais comme promesse d’un nouveau monde ». En France, le thème de la rupture a un sens politique, parce que nous avons un imaginaire politique dans le choix des modes de communication en entreprise. Par exemple, nos managers détestent la vidéoconférence, très pratiquée aux Etats-Unis. Pourquoi ? Parce qu’en France l’autorité ne s’impose que personnellement Il nous faut le charisme de la personne physique. Si l’on veut comprendre les crispations françaises sur les nouvelles technologies, il suffit de regarder le gouvernement actuel. C’est beaucoup plus éclairant que la technologie. Qu’il lui est difficile de prendre en compte des choses très simples, comme de parler aux gens ! D’autant plus que la communication en France se fait toujours dans des cercles définis. On ne communique qu’à l’intérieur de sa famille, dans son cercle professionnel, dans son cercle sociologique, ou bien on communique en tant que citoyen en faisant des manifs, etc. »

C’est cette priorité de l’appartenance ou de la communion sociale qui expliquerait le déplacement systématique des enjeux. « Depuis la Révolution française, souligne Thierry Leterre, on pense - c’est très beau politiquement, mais pas toujours très efficace - que pour faire un bon espace public, il faut que chacun se prononce, quoique de manière divergente, sur les mêmes problèmes. Il devrait donc y avoir un agenda national de la politique. Dans une vision égalitariste, l’initiative que prend l’un doit concerner l’autre. Ce qui fait qu’on a en France un discours de la réforme toujours global. Jamais un gouvernement n’ose dire : “Je vais faire une petite réforme, modeste”. »

( …) « Si les nouvelles technologies ne provoquent pas pour l’instant de rupture sociale, il est clair, en revanche, qu’elles font évoluer les formes de puissance. Même le commerce électronique, qui est encore un commerce détaxé, correspond plus aux canons libéraux très prisés aux Etats-Unis qu’à notre tradition administrative et réglementaire. Par exemple, le refus de taxer les échanges électroniques, confirmé depuis peu aux Etats-Unis, correspond non pas à une vision des nouvelles technologies, mais à une vision du libéralisme du commerce : “Enfin un secteur non taxé par l’Etat, se disent les Américains, c’est merveilleux !” Les Français n’ont pas cette perception. Ils refusent cette idée que les gens puissent s’exprimer indépendamment de l’Etat. »

« Et j’en arrive au deuxième enseignement : le problème de la communication. En France, on ne sait pas communiquer. A tout niveau. Il y a une très grosse inhibition. C’est flagrant. Cette prééminence de l’imaginaire qui s’interpose entre les nouvelles technologies et le public, au point de faire perdre de vue leurs fonctionnalités et leur « banalité », n’en constitue pas moins un sérieux handicap. « C’est un handicap pour les technologies, mais c’est aussi un handicap de manière générale. Prenons le cas des universités : il faut faire admettre qu’un serveur ne peut pas simplement offrir une vitrine, mais donner accès à des services, à des bibliothèques. On se heurte aussi au problème du commerce électronique qui va se développer. Si l’on ne comprend pas que chacun doit faire ce qu’il veut sur un réseau très décentralisé, même très dispersé, les initiatives seront difficiles à coordonner et on ratera la plupart des possibilités. Ce n’est pas parce qu’Internet met à jour de vieilles représentations qu’elles ne sont pas un enjeu pour le futur. Il n’y a aucune raison qu’un pays qui n’a pas été capable d’étendre à tous le téléphone avant les années 70, dont la télévision n’est pas au niveau d’un pays développé, qui a si peu d’abonnés au câble et qui peste après les antennes paraboliques, dispose d’un réseau Internet extrêmement puissant. »

D’ici dix ans, la question « nouvelle citoyenneté ou élite » aura-t-elle été dissipée, banalisée ? « On ne la banalisera pas, pronostique Thierry Leterre. D’autres fausses questions se poseront. La plupart des écoles auront probablement été connectées. Et on apprendra Internet de manière un peu soviétique aux étudiants : devant l’ordinateur, mais surtout pas en s’en servant. On le leur administrera. On leur dira que c’est très important pédagogiquement, au lieu de s’en servir comme d’un outil, de faire des choses. »