jeudi 11 novembre 2010, par Thierry Leterre
Extrait du Compte rendu sur le livre de Lucien Jaume : Qu’est-ce que l’esprit européen ? Champs Essais (inédit), Paris, Flammarion, 2010, 171 p. consacré à « Science du droit et démocratie ».
Texte intégral sur Jus Politicum.
(extrait)
On se situe dans une prestigieuse lignée de philosophes qui ont cherché à définir ou à analyser la fabrique de l’Europe à partir de son esprit. On pense indéniablement à un Benda et à son fameux Discours à la nation européenne. Mais en 1933, Benda était confronté à une Europe qui se déchirait. En 2010, Lucien Jaume s’adresse plutôt à une Europe qui s’est faite, sans qu’on sache toujours de quoi elle est réellement faite. Benda parlait dans le bruit et la fureur des nationalismes. Jaume prend la parole entouré d’un consensus muet qui accepte l’Europe, mais n’a pas grand’chose à en dire. Son propos est donc de sortir l’Europe du silence gêné où on la remise trop souvent aujourd’hui, en dehors du regard technique sur l’Union Européenne qui conduit à privilégier les aspects juridiques et économiques, mais délaisse ce qui pourrait être une inspiration européenne authentique.
Cette volonté de déterminer le sens de l’Europe s’effectue à partir d’un mouvement magistral qui est au centre de l’ouvrage : Lucien Jaume veut penser l’Europe, non en termes d’identité, mais dans les formes d’un « patrimoine intellectuel ». Il ne cherche pas, ou très marginalement, à établir ce qu’est l’Europe que ne seraient pas les autres – les autres « extérieurs » ou « intérieurs », c’est-à-dire les « non-Européens » ou les nations européennes dont l’Europe institutionnelle ne finit pas de se déprendre. L’originalité du propos de Lucien Jaume n’est pas de chercher à situer « ce qu’est » l’Europe, mais à montrer qu’on ne peut la saisir qu’à partir de ce qu’elle a produit : des idées, une forme de vision du monde très particulière.
Il ne faut du reste pas confondre. Pour Lucien Jaume, l’Europe n’est pas une idée mais bien un fait, un fait que nous avons sous les yeux depuis la « construction européenne ». Mais ce fait est le résultat d’un intense travail intellectuel, caractérisé par la production de certaines idées. Et cette production elle-même est de nature politique. L’Europe est ainsi plus une manière de regarder le monde, qu’un monde replié sur son identité et séparé des autres. En cela, il est nécessaire de lever l’équivoque que pourrait susciter la métaphore du « patrimoine » intellectuel. Elle risquerait de fixer la pensée européenne dans les acquis d’un passé, à partir d’une approche « patrimoniale » valorisant la lente sédimentation de capitaux intellectuels déposés par des siècles d’histoire. Tout au contraire, il me semble que le texte de Lucien Jaume ne se lit bien que si l’on accepte de penser l’Europe comme la résultante cohérente de dynamiques intellectuelles diverses. C’est la présence de ce passé qui fait le patrimoine, dont l’intérêt tient moins à l’accumulation dans le passé, qu’à la production perpétuelle d’un avenir à partir de ce riche legs.
Ce patrimoine – une fois qu’on en a clarifié l’entente — est pour Lucien Jaume essentiellement humaniste et libéral.
Humaniste : pour Lucien Jaume l’Europe naît avec l’idée d’humanité qui unit l’antiquité romaine et grecque à la redécouverte de celle-ci sous la Renaissance. (...) Cette émancipation se produit à partir d’une intuition centrale, résumé par ce qui me paraît être la phrase capitale de l’ouvrage : « l’homme est producteur et entrepreneur de sa propre personne et identité, parce que, dans ce qu’il réalise, il se façonne également comme compétence, dons réalisés, en architecte de soi-même ». Elle témoigne, ajoute Lucien Jaume, de « la pluralité dont l’être humain est capable. Une pluralité des individus, mais aussi des civilisations et des cultures » (p. 27). D’où une dimension libérale : si l’humanisme parle d’une nature humaine qui se diversifie dans sa pluralité, c’est que l’être humain est fondamentalement libre. Dès lors, l’Europe, dans son jeu de l’unité et de la diversité, ne fait qu’illustrer le motif central du libéralisme qui « reprend » l’humanisme classique : « conjuguer l’universalité de la norme (la loi de l’État, la morale commune, la règle du jeu social) avec la particularité des cas (les mœurs, les croyances, les goûts), ou la diversité humaine » (p. 27).
Dès lors, on saisit ce qu’est cette « vision » que porte l’Europe, l’esprit européen et qu’incarne la figure d’un Érasme à la Renaissance : c’est celle de la liberté mais aussi des controverses sur cette liberté même.