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Les Nouvelles Lettres de Mme de Sévigné
Libération13/12/1996

dimanche 1er août 2010, par Thierry Leterre

Le premier entretien que j’aie donné (dans sa présentation originale). Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître, mes positions iconoclastes sur le sujet du courriel me valant un certain succès et pas mal de demandes d’entretiens dans les années à venir. De ce texte datent aussi mes débuts dans le journalisme puisqu’à la suite je fus sollicité par le cahier nouvelles technologies de Libération pour donner des chroniques. Je pris aussi du respect pour le travail de journaliste, car Nicole Penicaut me consacra un long temps et sa restitution — je m’en souviens encore — me parut parfaitement fidèle à mes propos, et même, un peu plus intelligente qu’eux à de certains égards. Je suis particulièrement fier de ma conclusion et de sa pertinence. Il faut avoir 32 ans pour avoir cette assurance intellectuelle qu’il me semble parfois avoir conservée, mais avec plus de modestie.

Chapeau de Libération :

Courrier électronique. « Les nouvelles lettres de Madame de Sévigné » Pour Thierry Leterre, chercheur, la correspondance par ordinateurs interposés « s’apparente au pneumatique ». Agrégé et docteur en philosophie,Thierry Leterre enseigne l’analyse politique à l’Institut d’études politiques, à Paris, où il mène une réflexion sur les nouvelles technologies. Il explique ici en quoi le courrier électronique nous transforme en « micro-mandarins ».

INTERVIEW PENICAUT Nicole

De tous les usages de l’Internet, le courrier électronique semble le plus prisé. Comme si les gens se remettaient à écrire.

C’est une fonction assez fascinante. Alors que les ordinateurs sont très souvent envisagés en termes de rupture technologique ou intellectuelle, le courrier électronique nous ramène à quelque chose d’ancien. Il vient se substituer à des fonctions traditionnelles qui ne sont plus assurées comme c’était le cas, par exemple, à l’époque où le facteur passait trois fois par jour. On s’aperçoit, dans son usage, qu’il s’apparente au pneumatique utilisé comme médium d’information quotidienne : « On se voit demain et à telle heure. » Ou à la correspondance des XVIIe et XVIIIe siècles : sur le modèle des Lettres de Madame de Sévigné, on s’écrivait davantage sur des choses de la vie quotidienne que sur de grandes questions intellectuelles.

Il renvoie donc à des pratiques classiques ?

Dans sa fonction « envoi », il n’y a pas de doute. C’est moins vrai dans sa fonction « réponse », puisqu’on a ce système, où on reprend tout ou partie de la correspondance qui a été envoyée pour y répondre point par point, phrase par phrase. Cette fonction-là est assez nouvelle. Encore qu’elle permette de faire poliment ce qu’on fait impoliment quand on renvoie un courrier sur lequel on a souligné des mots et annoté des remarques dans la marge. Au moins, là, c’est efficace, direct et sans connotation péjorative. Ce n’est donc pas un nouvel usage, c’est une amélioration du médium multiséculaire qu’est l’écrit.

Selon vous, il n’y aurait pas rupture avec ce qui a pu exister précédemment ?

L’internet, c’est la revitalisation de l’écrit. Avec, en plus, l’immédiateté. Or, de tout temps, l’écrit était supposé coupé de l’immédiateté. C’était quelque chose d’impossible à concevoir, sauf sous la forme de « cadavres exquis », c’est-à-dire de l’insensé. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’on peut produire du sens dans l’immédiat et avec l’écrit. Ce qui se passe est très important. Alors qu’on était vraiment persuadés qu’on n’était plus dans la civilisation de l’écrit, mais dans celle de l’image et du son, on découvre qu’on vient d’inventer un mode d’écriture complètement redynamisé dont on n’aurait jamais pu envisager la possibilité il y a même quelques années. Avec les systèmes de dictée vocale qui vont se développer, on peut même combiner la voix. Il est vraisemblable que, dans quelques années, on ne tapera plus au clavier les petits messages. On les enverra en temps réel, en les parlant.

Avec la dictée vocale, ce ne sera plus tout à fait de l’écriture ?

Bien sûr que si. Là encore, on en revient à de vieux usages de l’écriture. Au XVIIIe siècle, la plupart des grandes correspondances n’étaient pas écrites par leurs auteurs, elles étaient dictées à un secrétaire.

Ce n’est pas tout à fait la même chose, puisque là, c’est une machine.

L’ordinateur par rapport à la main, c’est un débat du même ordre que les querelles du XIXe siècle, entre la plume d’oie et la plume de fer. La plume d’oie impliquait des techniques d’écriture, de calligraphie et des techniques parallèles sur l’art de travailler les plumes par exemple. Tout cet art a péri en quelques années lorsque la plume de fer est apparue. On s’aperçoit que ce sont des usages périphériques à l’écriture qui sont en cause. Pas l’écriture elle-même. Avec l’ordinateur, c’est pareil. Ce sont plutôt les usages périphériques de l’écriture qui seront modifiés.

Pas la fonction de l’écriture. L’immédiateté du courrier électronique fait davantage penser au téléphone.

Je ne crois pas. Le téléphone n’a jamais été une interface performante. C’est compliqué. Ça sonne. Ça dérange. C’est du temps vraiment direct. On est dans une situation perverse, pas naturelle. La voix est faite pour un interlocuteur présent. Or, avec le téléphone, on n’a pas d’interlocuteur présent. L’écrit, lui, est fait pour ne pas avoir d’interlocuteur présent. Même si on revient à des formes où on dicte, on casse un peu tout ce que le téléphone avait introduit de brouillage, de perversion, d’inutilité.

Le courrier électronique s’apparenterait alors plutôt au fax ?

Le fax a, en effet, été le début d’une réapparition de l’écrit « au quotidien ». Mais c’est un instrument longtemps demeuré rare, officiel, lent, peu propice aux longs documents (qui passent très bien par document attaché). Et surtout, le fax n’est pas privé, à de rares exceptions près. Un document parvient, tout le monde y a accès. Enfin, il y a l’inconvénient de la sonnerie du téléphone.

L’« e-mail » est très éloigné du courrier manuscrit, où la présentation, les formules de politesse sont très importantes.

On a traduit e-mail par courrier électronique, mais, en fait, c’est de la correspondance. Or, la correspondance se fait toujours d’égal à égal. Lorsqu’elles sont publiées, les grandes formules de politesse du XVIIIe siècle du genre : « Je suis votre très humble et très dévoué serviteur » sont toujours coupées. Elles deviennent « je suis, etc. » S’y ajoute le fait que l’e-mail a été inventé par les Américains, peu enclins à utiliser des formules de politesse hormis les « sincerely yours ». Et que sur le Net, la vision égalitariste reste présente.

Comparé à la correspondance manuscrite, est-ce la fin d’une certaine personnalisation, d’une certaine esthétique ?

En effet, il n’y a plus les beaux timbres, et, c’est une perte irréparable du point de vue de la beauté des choses. Mais, bien que modeste, c’est une réelle conquête de l’expression libre. Le lien n’est plus taxé. Cela veut dire que l’Etat ne prélève plus sa dîme sur les opinions, sur les paroles et sur les écrits. L’autre aspect, c’est effectivement la personnalisation. Celle de l’écriture. Mais il y a d’autres formes d’identification : l’orthographe et le soin que le correspondant mettra à ne garder, dans la réponse qu’il fera, que les morceaux significatifs de la phrase. Cela dit, on peut déjà, sur certains logiciels, choisir sa propre écriture, son propre caractère. On pourra même avoir une police avec sa propre calligraphie améliorée. Ce sera la personnalisation non pas d’une expression, mais d’un choix. De l’individu trahi dans la lettre manuscrite, par sa main, sa calligraphie, on passe à l’individu qui choisit d’apparaître de telle ou telle manière.

Pensez-vous que l’engouement pour le courrier électronique durera ?

Je suis sûr que ce n’est pas un phénomène transitoire. Je pense, au contraire qu’il va se développer, et qu’on deviendra tous des micro-mandarins. L’écrit (sur papier) restera une pratique sociologique d’élite ou une pratique officielle. C’est toute la fonction courrier de l’homme moyen qui pourrait passer sur e-mail. Avec une limite : cela suppose bien entendu un développement énorme de l’informatique.