samedi 13 juin 2009, par Thierry Leterre
Pour honorer l’un des grands hommes de culture que comptent les sciences sociales, l’idée d’un livre s’imposait. Retenir Le citoyen [1] pour thème de ces Mélanges offerts à Alain Lancelot était tout aussi naturel : c’était rendre hommage à cette « part essentielle qu’il consacre » à la formation des citoyens. Restait aux maîtres d’œuvre, Bertrand Badie et Pascal Perrineau, à résoudre la délicate équation de l’unité posée par tout recueil. Le pari est remporté, grâce à une composition soignée sur trois parties (« Quête du citoyen », « Expression citoyenne », « Crise et renaissance »). Le lecteur dispose ainsi d’un ouvrage de référence, où la diversité des contributions va de l’analyse des préoccupations électorales américaines (chap. 8) à un bel essai littéraire sur les cités de terre et de mer (chap. 3).
Deux axes dominent l’analyse : d’une part la notion d’une redéfinition de la citoyenneté, d’autre part l’idée qu’il faut chercher cette dernière du côté d’une participation active à la création d’opinion et non seulement dans un républicanisme désormais mis à distance par des « principes de l’individualisme et de la différence » qui « prévalent sur ceux de l’universalisme et de l’égalité » (chapitre 4). À l’évidence ces deux axes définissent une corrélation dans les approches : c’est parce que la citoyenneté change que les chercheurs montrent qu’elle se manifeste de façon élargie, bien au-delà de son simple registre institutionnel. Cette recherche passe, entre autres, par l’amélioration des outils disponibles, notamment dans l’affinement des sondages (chapitre 9), dont Alain Lancelot a maintes fois défendu la légitimité.
La transformation affecte à la fois les modes de représentation de la citoyenneté - le citoyen est de plus en plus considéré comme un client (chapitre io) - et ses manifestations sociales, influencées par la concurrence des phénomènes qui contribuent à sa redéfinition, tout particulièrement le marché (chapitre 14) ce qui met en échec la définition républicaine traditionnelle (chapitre 4). Pour autant, l’évolution n’aboutit pas à l’éclatement : la constitution d’une sphère publique au-delà de « la poussière des initiatives individuelles » demeure l’agenda principal du citoyen, et l’ouvrage rend compte avec précision de la tendance. Sur le plan théorique, on peut montrer des « effets » du discours sur l’opinion qui ne sont pas tous ceux de croyances trompeuses (chapitre 6). Sur le plan empirique, selon ce qu’on pourrait appeler le « paradoxe Grunberg » (du nom de l’auteur du chapitre 7) il est possible de mettre en évidence le fait que même les citoyens qui s’éloignent de la participation politique ont encore des opinions précises. Le désintérêt politique n’est pas forcément synonyme d’incompétence citoyenne.
En ce sens, l’ouvrage témoigne d’un renouvellement des approches et répond partiellement au problème éthique, mais aussi méthodologique, posé par le chapitre 11 ; le regard traditionnellement porté sur la citoyenneté concerne plus le « citoyen en droit » que le « citoyen en fait ». Or, à travers ces Mélanges, on voit au contraire s’animer la vie politique des citoyens dans toutes ses dimensions, sociale, économique, cognitive. Elle franchit jusqu’à la barrière de l’immigration. Pourtant cette ouverture est curieusement limitée sur deux sujets : la question des femmes, exclusivement interprétée en termes de « parité » et donc d’accès à la représentation politique (chapitre 12), et celle de la citoyenneté européenne qui demeure fondée sur une « révolution juridique » (chapitre 15). Comme si, par une étrange compensation, les secteurs les plus dynamiques de la citoyenneté contemporaine devaient être explorés au moyen des conceptions les plus classiques de la science politique.
Avec Le citoyen, Bertrand Badie et Pascal Perrineau n’ont pas seulement célébré la figure marquante d’Alain Lancelot pour les sciences sociales ; ils ont contribué à démontrer la vitalité d’un genre de publication universitaire, celui du recueil, dont les ressources sont très largement exploitées dans la recherche de langue anglaise. Acclimaté dans notre propre tradition savante, il enrichit l’unité du propos sans nuire à l’intelligibilité d’un phénomène remarquablement mis en valeur.
En cela, l’affection des auteurs et des souscripteurs pour la personne se couple d’un hommage complet au savant.
THIERRY LETERRE, PROFESSEUR AGRÉGÉ À L’IEP DE PARIS, CHERCHEUR ASSOCIÉ AU CEVIPOF.
Notes :
[1] Bertrand Badie, Pascal Perrineau, (sous la direction de) ; Presses de Sciences Po, février 2000, 319p., 178F.