mercredi 3 juin 2009, par Thierry Leterre
Mesdames, Messieurs,
Chers collègues,
Je m’appelle Thierry Leterre, je suis le directeur du département de science politique de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Je suis très heureux de vous accueillir, au nom de toute l’équipe de science politique et en mon nom propre, dans ce colloque consacré à la régulation des conflits dans l’espace public.
Comme je me suis vu confier la tâche d’ouvrir ce colloque, je pense que remercier les collègues qui ont rendu cette manifestation scientifique possible, en ont formé le projet et en ont suivi la préparation, constitue la plus naturelle des introductions. Mesdames, Messieurs, chers collègues, permettez-moi de vous demander de vous joindre à moi pour saluer — dans l’ordre alphabétique — Xavier de Larminat et Fransisco Roa Bastos.
Si nous étions aux Etats-Unis, je mentionnerais qu’ils sont tous deux titulaires de ces trop rares allocations de recherche doctorale, d’autant plus précieuses et prestigieuses qu’elles sont trop peu fréquentes. Mais comme nous sommes en France, je dois me contenter de les saluer du titre rafraîchissant de « moniteur ». Je le fais avec un peu de nostalgie, après tout, cela me ramène à ma jeunesse puisque j’ai fait partie de la première promotion des « moniteurs » nouvelle forme (cette fonction avait déjà existé dans les années 50, avait été celle de mon propre directeur de thèse, et faisait déjà rire ses titulaires). Profitons de l’occasion pour laisser jouer le nominalisme : la manifestation qui nous rassemble aujourd’hui et demain montre que Francisco et Xavier sont bien des moniteurs d’université-école, comme on dit moniteurs d’auto-école : ils sont des experts de la subvention universitaire, des maîtres du passage de vitesse entre les interventions, du créneau entre le café trop long et l’introduction trop courte, de savants exégèses des trop nombreux signes qui balisent l’organisation d’un colloque, aussi bien dans la grande autoroute des savoirs, que dans les ruelles tortueuses de la science que nous allons explorer ensemble pendant ces deux journées.
Je voudrais associer à ces remerciements Youcef Djedi, notre ingénieur de recherches, qui a suivi l’organisation matérielle de ce colloque. Celui-ci n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien actif de l’Ecole doctorale, de son directeur, notre collègue Jean-Philippe Heurtin ainsi que du Centre d’Analyse des Régulation Politiques, notre centre de recherche, et de son directeur, mon collègue et ami le Professeur Xavier Crettiez.
Tout le monde connaît la créativité de Xavier Crettiez, et ce colloque lui rend hommage puisqu’il a pour titre éponyme celui de notre Master Recherche, qui porte précisément sur la Régulation des Conflits dans l’espace public et que Xavier Crettiez a créé. Cette aventure dans laquelle il nous a entraînés collectivement est l’histoire d’un succès puisque désormais nous prévoyons de délocaliser la formation en Slovaquie, et probablement au Liban. Du reste, les noms de Master changent comme les noms propres évoluent dans les sociétés primitives — mais aussi dans les nôtres (qui n’a pas vécu avec soulagement le moment où ses parents ont cessé de le désigner par les petits noms affectueux qu’on donne aux enfants, ou avec embarras les moments où ils ont continué de le faire en public ?) — et le Master recherche va évoluer puisque ce titre de Régulation des conflits dans l’espace public va évoluer pour devenir Analyse des conflits et de la violence. Je trouve que c’est une très bonne idée d’accompagner cette mue d’un colloque scientifique.
Cela me permet de souligner ce qui est à mes yeux l’importance de ces journées, importance que je peux décliner sous trois grands aspects : son lieu, son contexte, son thème.
D’abord le lieu : nous sommes au département de science politique de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et la tenue de cette réunion est certainement un témoignage du dynamisme des organisateurs de ces journées mais également un témoignage de notre implication collective. Nous sommes un département où nous aimons les projets, où nous aimons le développement des projets, à tous les niveaux, que ce soit les colloques, que ce soit la mise en place de nouvelles formations en science politique et c’est un dynamisme qui, j’en suis sûr se prolongera dans les années à venir. Il n’y a pas de grands projets sans grands individus derrière, mais il faut également des organisations pour les soutenir, et je pense que nous pouvons être fiers au département de science politique, en tant qu’organisation, d’avoir fait ce qu’il fallait pour que cette manifestation se déroule du mieux que possible. Avant de tourner cette page publicitaire, je dois dire également, puisque je m’adresse à de jeunes chercheur/es, que ce doit être une motivation pour eux de considérer le département de science politique de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, comme leur premier choix lorsqu’ils chercheront des postes, d’abord d’attachés de recherche et d’enseignement, puis de titulaires. Nous aimons les projets, nous aimons les gens qui forment le projet de nous rejoindre.
Deuxième aspect important de cette manifestation, c’est le fait qu’elle ait lieu, et qu’un colloque qu’on appelle parfois « jeune chercheur » se tienne dans le contexte actuel. Cela est toujours important de tenir colloque, mais c’est d’autant plus important aujourd’hui, dans une situation dont c’est le moins qu’on puisse qu’elle est plutôt turbulente pour l’enseignement supérieur français. Je ne dirai rien contre les réformes en cours, je leur suis au contraire très reconnaissant. La loi LRUet le projet de réforme du statut des enseignants chercheurs ont été de puissants leviers personnels lorsque j’ai décidé de mettre fin à ma carrière universitaire en France. Mais il est bien sûr qu’un certain sentiment de malaise s’est installé dans l’enseignement supérieur et la recherche, en partie tout simplement parce que les réformes qui durent depuis vingt-cinq ans — et l’on peut se demander ce que signifient des réformes qui durent pendant vingt-cinq ans (quand on critique la productivité de la recherche française, on devrait aussi parler de la faible productivité du réformisme français)— donnent le sentiment de ne pas faire coïncider ce que ce sont notre tâche et notre métier, et le sens dans lequel vont les changements.
Ce n’est pas que les réformes vont dans le mauvais sens, c’est qu’elles n’ont souvent aucun sens. La science est un phénomène d’émergence, et non pas forcément un phénomène d’organisation. Notre vieux système français, centralisé, hiérarchique, extrêmement rigide a du mal à s’y faire. Il est vrai que jusqu’assez récemment la science française avait réussi à passer un compromis entre une culture, une culture de l’Etat, une culture nationale, de l’organisation par la centralisation et la créativité scientifique qui demande de la liberté et de l’indépendance, cette liberté et cette indépendance que nombre d’entre nous ont le sentiment de voir menacées. Cela fait vingt-cinq ans que nous sommes dans les réformes, et nous devrions peut-être réfléchir que cela fait vingt-cinq ans que l’influence des sciences sociales françaises qui a largement dominé le vingtième siècle, est en déclin.
Ce qui est au fond notre métier, et c’est ce que nous rappelle cette manifestation, ce n’est pas de produire du règlement ou de nous adapter à des impératifs qui sont parfois très vaguement reliés aux nôtres mais de travailler en tant qu’individus pour produire du savoir, pour produire de la recherche. Nous sommes des individus dans des équipes, cela est naturel : c’est aussi le mérite de cette manifestation que d’avoir su fédérer des travaux différents, diversifiés, peut-être hétérogènes, sous une thématique commune particulièrement importante pour notre département. C’est dans cette différence que nous produisons de la recherche et non à partir de cadres rigidement unificateurs imposés « d’en haut ».
Sans doute ne faut-il pas nous exonérer de nos responsabilités dans cette situation. Ce sont après tout des universitaires qui font partie des experts qui font respecter ces consignes — par exemple au sein de l’AERES. Ce sont des universitaires qui signent des rapports reprochant à des formations universitaires de ne pas avoir assez de « professionnels » parmi leurs équipes, comme si nous n’étions pas nous-mêmes des professionnels. Je mentionnais du reste notre Master recherche : je n’ai toujours pas compris pourquoi nous faisons en France une différence entre les « Masters recherche » et les « Masters professionnel ». Nous savons que pour produire du savoir, il faut savoir s’organiser de manière professionnelle. Je m’assure que ce ne sont ni Francisco Roa Bastos ni Xavier de Larminat, qui nous diront aujourd’hui qu’il suffit de se cantonner dans le ciel des idées pour que nous puissions nous retrouver, comme par miracle, dans une manifestation scientifique. Cela demande évidemment du métier, et ce métier est le nôtre.
Je ne connais aucune corporation, aucun corps, aucune profession, qui comme les enseignants chercheurs français soit aussi facilement dépréciatif à l’égard de leur métier et de leur tâche. Nous sommes dans un pays où nous avons parfois l’impression que l’université se porterait d’autant mieux qu’il y aurait moins d’universitaires pour y enseigner et y travailler, et encore mieux si les universitaires faisaient autre chose que ce que nous allons faire dans les deux prochains jours, à savoir réfléchir, étudier, partager et débattre.
L’importance de cette manifestation, parce qu’elle est une manifestation « jeune chercheur » tient aussi au fait qu’elle permet de dépasser un problème certes réglé depuis longtemps en un sens, mais qui a des effets délétère à long terme, qui est le mandarinat. L’importance d’une conférence doctorale n’est pas que ce sont des doctorants qui s’y expriment. Les doctorants sont des chercheurs comme les autres. Une recherche est une recherche, avec les mêmes critères de validation. Certes, nous gagnons par la suite en expérience, mais il y a plusieurs façons de gagner de l’expérience, soit en travaillant sur les mêmes sujets, soient en diversifiant ses interventions. Mais quel que soit le point où l’on en est de ses recherches, nous n’en savons jamais plus long qu’au moment où nous découvrons quelque chose : que cette découverte se fasse au moment initial de nos travaux doctoraux, ou au fil du long cycle des travaux qui suivront, quand nous blanchissons sous le harnais de l’expérience, peu importe.
Enfin cette manifestation est importante par son thème. Les thématiques liées à la sécurité sont essentielles. J’ai été très frappé alors que j’étais au Etats-Unis de constater que c’est la directrice de la sécurité du territoire, le Department of Homeland Security, qui a pris la parole pour décliner les mesures du gouvernement américain contre l’épidémie de grippe porcine. Cette administration qui a été créé initialement pour combattre le terrorisme et le crime organisé, et pour sécuriser les frontières, prenait en charge un problème qui relève clairement des autorités sanitaires. C’est un signe très clair de l’extension des problématiques de sécurité au sein de nos sociétés. Bien sûr, et nous nous en rendrons compte au fil de ces deux journées, la notion de sécurité est une notion idéologique. Ce n’est pas un hasard si c’est dans le gouvernement d’un président démocrate que les questions sanitaires et les questions de sécurité sont rapprochées ; c’est une manière de rappeler aux Américaines et aux Américains ce que ne cesse de dire le président lui-même : la sécurité n’est pas seulement le problème de l’Etat face aux menaces extérieures. Elle est également la sécurité par rapport à la société et à ce qui apparaît au président américain comme le plus grave des problèmes, à savoir la déréliction du lien social. Le message n’est pas aisé à faire passer dans un pays qui depuis les années Reagan a perdu le sens de la légitimité de l’Etat social au point que la plupart des Américains et des Américaines ont oublié que leur pays avait été le lieu d’un Etat social développé.
Idéologie, donc. Marx disait que la sécurité est la plus haute valeur d’une société bourgeoise. Au contraire, et c’est ce qui donne son sens, lui-même politique et idéologique, à la remarque de Marx, toute idéologie révolutionnaire doit faire sa part au conflit. Mais au-delà de l’idéologie, Marx désigne un phénomène que nous constatons aujourd’hui encore : la sécurité est un thème polymorphe et central. Il s’étend sur des domaines très importants et en même temps, c’est un sujet sur lequel nous butons. Nous n’acceptons plus les risques et les conflits qui mettent en cause notre sentiment de sécurité, mais ces risques et ces conflits sont en même temps inévitables, et constamment renouvelés. D’où la nécessité de répondre au risque, et de réguler le conflit. Dès que nous pensons la sécurité comme centrale, nous nous situons dans un « ailleurs », un « ailleurs » où le conflit n’est pas inexistant, mais où il demande, non la confiance révolutionnaire dans les changements par la violence, mais des réponses adaptées et diversifiées. C’est cet ailleurs que nous allons explorer au fil de ces journées.
Un autre mérite que nous devons reconnaître à ces journées, est d’avoir su donner une notion extensive de la notion de régulation des conflits : car cette compréhension extensive, c’est en fait la notion même de sécurité pour nos sociétés. Quelles que soient les différences dans les domaines abordés, la régulation des conflits renvoie à la conviction que la société est là pour nous protéger, et non vivre de ses oppositions vives — une idée qui après tout ne remonte pas plus loin que le 18e siècle.
Pour conclure ces notes introductives, je voudrais remercier les collègues qui ont bien voulu être les discutants de ces journées : mes amis le professeur Yves Poirmeur et Laurie Boussaguet, Attachée de Recherches et d’Enseignement, notre collègue du CESDIP Christian Mouhana, Pascal Dauvin, maître de conférence, et enfin le professeur Xavier Crettiez.
Je ne pourrais terminer — il est toujours curieux de « terminer » quand on « introduit » — sans dire à quel point je suis heureux de voir se tenir ce colloque alors que mes fonctions de directeur de département viennent à leur terme, et que, comme je le notais précédemment, je mets fin, sans doute définitivement, à ma carrière française. C’est une jolie note finale pour les huit ans que j’ai passés à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et pour cela, je voudrais vous remercier, cher Xavier de Larminat, cher Francisco Roa Bastos, très sincèrement et très chaleureusement une fois de plus.