mardi 13 janvier 2009, par Thierry Leterre
Emmanuel Blondel, Philippe Monart, Cécile-Anne Sibout, et Loïc Vadelorge, Alain et Rouen, 1900-1914, Rouen éditions PTC, 157 p. ISBN 978 3 3503 8025 4
C’est à un moment-clef de la vie et de la formation du philosophe Alain (1868-1951) qu’est consacré le livre collectif Alain et Rouen 1900-1914. Le titre explicite sans équivoque l’ambition du texte : retracer les relations entre la ville et le penseur, à travers des analyses réparties en quatre parties, consacrées successivement à la ville elle-même, dont la géographie humaine et sociale (une discipline qu’Alain prisait particulièrement) est restituée par Loïc Vadelorge, au professorat d’Alain au lycée Corneille, marqué notamment par la rencontre avec un élève particulièrement brillant, le futur André Maurois, aux « luttes » politiques et enfin aux Propos d’un Normand, c’est-à-dire à la forme fragmentaire de journalisme politique qu’Alain met au point à cette époque et qui demeure sa marque de fabrique. Cette organisation permet de cerner le sujet avec rigueur, et autorise même une certaine exhaustivité, dans le cadre que les auteurs se sont donnés, celui d’un ouvrage suffisamment épais pour être détaillé, et suffisamment court pour être lisible – un livre à lire, plus qu’un ouvrage à « consulter » même s’il ne cède rien de la rigueur de l’explication ni de l’exactitude de l’information.
Aussi bien, ce serait une approximation de s’en tenir à la terminologie consacrée de « l’ouvrage collectif » et on préférera retenir la formulation qui ouvre le volume : il s’agit plutôt d’un livre « à quatre voix ». En effet, loin, comme c’est quelquefois le cas, de donner l’impression d’un collage savant, l’ensemble, bien coordonné et méticuleusement organisé, est harmonieux et il s’en dégage une unité qui fait souvent défaut aux titres collectifs. Ouvrage de synthèse et de complément, son audience est clairement celle d’un public large, aux intérêts divers. L’ample travail documentaire s’appuie sur un texte bien écrit, et très clairement articulé, et sur une édition soignée à laquelle l’éditeur, Guy Pessiot, a apporté beaucoup d’attention. Une iconographie fournie de photographies et d’illustrations bien mises en valeur – on s’amusera même de voir parmi les reproductions de manuscrits quelques dessins dont Alain aimait à orner ses lettres – de nombreux textes du philosophe, viennent appuyer le fil du propos de manière pertinente et ouvrent la perspective. Ainsi est offerte au public la possibilité d’accéder à des textes bien connus des spécialistes mais qu’il faut autrement trouver dans les éditions savantes de l’Institut Alain, quand encore ils ne sont pas purement et simplement inédits, comme le Journal de Marie-Monique Morre-Lambellin.
Qu’il s’agisse de découvrir l’œuvre d’Alain ou Rouen, de se passionner pour l’histoire de la belle époque, ou simplement de compléter sa connaissance de l’histoire intellectuelle de notre pays, le livre attirera l’attention favorable tant des lecteurs aimant les œuvres bien écrites que les spécialistes qui y trouveront une documentation signalée.
Du point de vue de ses apports, l’ouvrage revient sur une période, très importante, qui a été pourtant négligée par les études aliniennes jusque récemment. Avant son arrivée à Rouen, Alain, en poste à Lorient, n’écrit pas pour un journal quotidien ; il n’a pas mis au point sa forme littéraire fétiche, le Propos. Il n’a même pas trouvé son pseudonyme – son vrai nom, celui qui le fait connaître comme universitaire est Emile Chartier. Rouen est aussi un lieu où son engagement militant, déjà bien ancré à gauche auparavant, trouve un développement intense, et ironiquement final, dans sa participation à une campagne électorale, celle de 1902.
Les dates qui encadrent le titre ajoutent une précision. En effet, Alain passe peu de temps à Rouen même – de la rentrée scolaire 1900 où il est nommé au lycée Corneille jusqu’au début de l’année 1903 où prend un poste au lycée Condorcet à Paris. Mais, comme l’indique Emmanuel Blondel, le lien « perdure » au-delà du départ : Alain continue d’écrire pour La Dépêche de Rouen et de Normandie, organe local de presse liée à la gauche, pour lequel il met au point progressivement le billet quotidien qui a fait sa réputation de journaliste et a donné une première forme à sa pensée philosophique : le Propos – bientôt appelé « Propos d’un Normand » (dans l’après-guerre, il s’agira des « Libres Propos »). Un fort chapitre, exact et riche, est consacré à l’histoire de cette forme littéraire, philosophique et politique qui demeure aujourd’hui encore la part la plus connue de l’œuvre d’Alain.
Quatre thèmes privilégiés viennent se recouper au sein du plan de l’ouvrage. Tout d’abord, la politique est omniprésente, ce qui est normal dans la mesure où la période rouennaise voit Alain s’engager directement dans la campagne de 1902 à titre d’agent électoral. Ensuite, il faut noter la place de l’écriture, qu’il s’agisse du « premier journalisme » d’Alain, de l’écriture pamphlétaire dans le contexte d’une campagne électorale, ou de l’invention des Propos. C’est à Rouen que se forge l’auteur. La dimension proprement biographique n’est pas négligée. La période rouennaise est importante dans la vie de l’homme car c’est là que son destin croise celui de Marie-Monique Morre-Lambellin qui devient, plus tard, une compagne de vie, et une secrétaire vigilante de l’œuvre, (on trouve un très beau portrait de cette très belle femme p. 71) : leur rencontre, le détail du développement de leur relation sont fort bien repris, en laissant souvent la voix à Marie-Monique Morre-Lambellin elle-même.
Enfin, le thème du professorat vient unir les perspectives ; à l’évidence, parce que si Alain arrive à Rouen, c’est parce qu’il y vient dans un nouveau poste – il est professeur agrégé de philosophie, et pour lui, cette nomination est une promotion dans le cadre d’une stratégie universitaire bien visible dont Alain et Rouen nous rappelle quelques éléments. De plus, la truculence des Propos se retrouve dans l’enseignement d’Alain, tel que l’a restitué André Maurois, dont les métamorphoses de la mémoire sont compétées (et à vrai dire, corrigées) par un document exceptionnel sur lequel l’ouvrage s’attarde avec raison : les cahiers d’élève de Canivet, futur haut fonctionnaire, mais pour l’heure élève du philosophe. Ces notes nous permettent un accès sinon direct, du moins très proche dans la substance des cours, à la pensée d’Alain telle qu’elle se développait à l’époque devant sa classe.
L’œuvre d’enseignement croise également celle de la politique, mais dans une excroissance extérieure au lycée : Alain s’est en effet très rapidement associé au mouvement qui se donne pour tâche d’instruire librement le peuple, dans un esprit républicain d’émancipation intellectuelle et sociale connu sous le nom des « universités populaires ». Le chapitre qui leur est consacré par Philippe Monart s’appuie sur les notes de Roger Parment fournit une très importante documentation très difficile à collecter. On y voit comment Alain trouve dans cette activité un équilibre entre son métier de professeur et le combat politique qu’il mène depuis plusieurs années déjà, sur l’aile gauche des radicaux. Les comptes rendus de séances, rappelés par Philippe Monart, montrent qu’Alain se montrait un animateur hors pair, affirmant sa préférence pour des débats qui n’étaient pas sans soulever des difficultés, quand il s’agissait de laisser s’exprimer un Aristide Briand, alors socialiste fougueux, ou lorsque pacifistes et patriotes se disputaient le sens de la République.
Dans cette perspective politique, la vie et l’évolution de Rouen sont retracées et analysées dans les textes de Cécile-Anne Sibout qui revient sur la campagne de 1902 et ses protagonistes. C’est en effet un moment important dans la vie d’Alain, car il participe directement à titre « d’agent électoral » à la campagne législative. Son candidat, Louis Ricard, est défait, ce qui n’est pas une moindre contradiction quand on considère que nationalement 1902 a vu une victoire de la gauche. Mais Rouen passe, ou revient, à droite, les socialistes, qui avaient auparavant appuyé Ricard ayant décidé de faire candidature à part, privant ainsi le candidat de gauche républicaine de voix décisives. Après cet épisode, dont il sort éprouvé et épuisé, Alain ne s’engage plus dans la politique active : faut-il en conclure que ce ne fut qu’une « éphémère » implication ? On se gardera de suivre sur ce point Cécile-Anne Sibout : plus qu’un passage par la politique qui se serait commencé et achevé à Rouen, la période fut pour Alain l’acmé d’une politisation commencée des années plus tôt. Cette politisation demeure en partie une énigme, car on ne sait rien du détail des événements qui ont amené Alain à cet intérêt et à cette implication dans la politique. Mais le mystère est bien antérieur à Rouen. Quant au fait que l’aventure ne se poursuit pas après le départ de cette ville, il a bien été expliqué par Alain, qui note que le milieu parisien – et rappellera-t-on, ses réseaux fort structurés – l’amer goût et l’épuisement de la défaite n’étaient en rien favorables au développement de ce qui n’était pas une ambition de conquête du pouvoir, mais une passion pour la République.
Alain et Rouen est un beau livre, et un livre utile : il est agréable dans sa présentation, passionnant par la diversité de ses perspectives. Il séduira les amis d’Alain comme les amoureux de Rouen, et au-delà, un public intéressé par l’histoire politique et intellectuelle de notre pays. C’est aussi un livre qui contribue à réparer une injustice : Rouen, en effet, semble « hésiter à reconnaître » Alain « comme un de ses grands hommes » (Emmanuel Blondel). La réputation d’Alain se passe aisément d’un plaidoyer en réhabilitation sur ce plan, et on ne trouvera rien de tel dans l’ouvrage. Mais celui-ci présente un matériel si riche qu’il sera désormais incompréhensible qu’Alain ne soit pas pleinement réintégré dans une mémoire rouennaise.