Platon
Le conflit comme désorganisation du social

mercredi 5 novembre 2008, par Thierry Leterre

Pourquoi s’adresser à un philosophe antique pour aborder la question du conflit ? La première réponse qu’on puisse adresser à cette question légitime concerne le rôle de la philosophie dans l’analyse du politique ; la deuxième l’importance de la culture dans la recherche en science sociale ; la troisième, l’intérêt d’une forme d’analyse qui nous offre un modèle - un parmi d’autres - pour explorer la question du conflit.

C’est donc en vue d’un modèle (...) que nous cherchions comment est à la fois justice elle-même et l’homme parfaitement juste, au cas où il adviendrait, et comment il serait, une fois advenu, et à l’inverse injustice et le plus injuste, pour que, tournant les yeux vers ceux-là [pour voir] comment ils se montrent à nous du point de vue du bonheur et de son contraire, nous soyons contraints aussi à propos de nous-mêmes de convenir que qui serait le plus semblable possible à eux [472d] aurait le sort le plus semblable au leur, et non pas en vue de cela : pour que nous démontrions comment ces choses deviendraient possibles.

Platon, La République 472c-d, traduit par Bernard SUZANNE

 I - le rôle de la philosophie

1. La philosophie en science politique possède plusieurs rôles, l’un d’eux est pour ainsi dire celui de référent intellectuel. La compréhension philosophique du monde comporte l’interrogation réflexive de l’explication. Elle nous permet à la fois d’expliquer et de réfléchir au sens de notre explication. La philosophie nous offre des questions, c’est en quelque sorte son rôle paradigmatique, et la capacité à interroger nos réponses y compris, et peut-être surtout, nos réponses à prétention empiriques.

2. Il y a deux modèles pour la recherche dans les sciences sociales. L’un, dominant en science politique, se fonde sur la spécialisation et la référence courte, à portée empirique ou soi-disant empirique (car ce qu’est l’empirique est en soi une question philosophique, non une évidence). La philosophie n’est pas ignorée comme pratique de distinction, mais pour l’essentiel, on veut « chercher ». C’est un modèle essentiellement centripète en ce sens qu’il se focalise sur un point d’accroche souvent appelé, non sans vulgarité, le « terrain ». L’autre est un modèle de culture où la recherche n’est pas l’analyse d’un terrain, mais où le terrain est le support à une réflexion sur les rapports sociaux et leur sens. Dans un cas, on part d’idées préconçues appelées hypothèses, que l’on « teste » dans l’autre on part d’un terrain - qu’il s’agisse d’un terrain empirique ou d’un problème d’ordre conceptuel - pour situer son analyse dans un ensemble de conceptions d’ordre social. Dans le modèle de recherche, le chercheur est un testeur qui se donne pour cadre le laboratoire et dans le modèle de culture, le chercheur est encore un savant découvreur dont le cadre est l’œuvre.

3. En ce qui concerne la philosophie antique, elle nous donne plusieurs pistes pour suivre la question du conflit :

1. Par la distance historique qui nous permet de comprendre comment une autre culture, qui est une culture rationnelle, nous permet de thématiser le conflit. 2. La distance historique n’est pourtant pas rédhibitoire. Le monde antique tient à notre propre culture, c’est même lui qui a forgé les attitudes de raison qui nourrissent encore notre pensée de la science.

 II/ L’importance du conflit dans le monde antique : Héraclite

La question du conflit, quand on la pose à Platon, n’est pas une question que nous « importons » dans son œuvre à partir de notre perspective, bien au contraire. Il n’est pas forcément illégitime - même si c’est risqué et cela demande plus que des nuances - de regarder un auteur philosophique à partir de nos intérêts. Mais dans ce cas, l’intérêt est celui de l’auteur lui-même. La question du conflit - « polémos » en grec - joue en effet un très grand rôle dans la conception du monde de l’antiquité.

Un grand présocratique, Héraclite, avait même écrit :

« il faut savoir que l’univers est une lutte, la justice un conflit, et que tout devenir est déterminé par la discorde » (fgt 92, trad. Battistini) cf. 74 75 77 67 ainsi que fgt 57 : « les contraires se fondent en unité : harmonie des forces opposées comme de l’arc et de la lyre. » 58 : « le monde est une harmonie de tensions tour à tour tendues et détendues, comme celle de la lyre et de l’arc. »

La pensée du conflit possède chez Héraclite une portée à la fois :

- méthodologique (penser, c’est penser les contraires en lutte)
- « métaphysique » (entre guillemets puisque le mot appatient à la tradition post-aristotélicienneà : le monde est fait de contraires.
- politique : « le peuple doit combattre pour sa loi comme pour ses murailles » (fgt 49) et surtout le fragment le plus célèbre, n° 60 : « le combat est roi et père de tout ; les uns il les produit comme des dieux, les autres, comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (ou dans une autre traduction, celle de Simone Weil, »« La guerre est mère de toutes choses, reine de toutes choses, et elle fait apparaître les uns comme dieux, les autres comme hommes, et elle fait les uns libres et les autres esclaves. »

Pour une traduction en ligne d’Héraclite, voir la belle traduction de Simone Weil, reproduite par l’encyclopédie de l’Agora

Retenons de cette brève incursion chez Héraclite, que Platon critique extensivement :

1. le conflit est créateur ; 2. conflit et harmonie ne s’opposent pas : au contraire, l’harmonie est un conflit ; 3. Penser, c’est penser le conflit des choses comme des êtres.

 III/ Conflit et origine de la société chez le Platon de la République

Tout d’abord, il faut reprendre l’acte même de penser. Le dialogue est lui-même issu d’une tradition éristique (c’est-à-dire polémique) où le débat est un combat et en 336 c cela est clairement dit, avec une « mise en abyme » puisque c’est au sujet de la justice à l’égard des ennemis - donc de relations conflictuelles - que la parole comme combat est mise en avant.

Pour comprendre la question du conflit, il faut se reporter à la question de la « première cité », la « cité saine » comme l’appelle Socrate. Dans cette cité, que son ami Glaucon appelle une « cité de pourceaux » tant elle est rudimentaire, il n’y a pas de conflit. Les gens vivent modestement, vieux, et en autosuffisance. Mais ils ne vivent pas forcément une vie complètement accomplie du point de vue humain. En tous cas, cette cité saine ne correspond pas à la vie politique régulière telle qu’on la constate empiriquement : Socrate peut bien dire que les cités peuplées de marchands divers, de serviteurs pour faire le travail, bref la cité développée, « normale » est en fait un corps politique « atteint d’inflammation », il ne fait aucune difficulté pour s’y intéresser. C’est très différent par exemple des penseurs de l’état de nature qui vont s’essayer à un luxe de détails sur la vie avant la vie sociale. Pourquoi ? Tout simplement parce que Platon ne cherche pas un idéal réalisé, mais bien un point de vue absolu sur la diversité de la réalité politique. Cette cité déjà malade est en fait la politique réelle, mais pour comprendre que le réel obéit à certaines normes, il faut passer par une étape plus « saine » qui nous donne en quelque sorte un point focal pour aborder la réalité politique.

Cette réalité est d’abord celle de la complexification des échanges au sein de la cité, et partant la perte de l’autosuffisance économique (373e) : la conséquence est directe. Pour rétablir l’équilibre, il faut une politique de prédation économique - ou du moins il faut pouvoir se défendre contre la prédation économique des autres cités - et à cette fin, organiser la cité.

C’est à ce point précis que surgit la question du conflit, d’abord sous la forme du conflit extérieur. Entre politique et conflit, le rapport initial est donc d’abord celui de l’extériorité.

Platon distingue soigneusement entre l’origine du conflit, qui est, dit-il, une « passion (…) au plus haut point génératrice de maux privés et publics dans les cités » et ses « effets » qui peuvent être soit bons, soit mauvais. Dans la cité dite « idéale », les effets seront plutôt positifs (elle produit les gardiens, dont la formation aboutit à faire les philosophes).

1. " Le conflit est par essence lié à une complexification des rapports sociaux. Contrairement à Héraclite pour lequel le conflit est matriciel, pour Platon le conflit est un fait de complexité. C’est par le conflit que la politique devient complexe. On peut en tirer une leçon : il n’y a pas d’analyse simple du conflit. 2. " En revanche, comme chez Héraclite, le conflit est créateur : puisqu’il est à l’origine d’une structuration du politique. 3. Platon est favorable à la spécialisation des tâches de sécurité (il ne distingue pas entre sécurité intérieure et sécurité extérieure) - c’est un embryon sinon de monopole de la violence légitime, du moins de particularisation dans un groupe, les « gardiens » de son exercice, au nom de la nécessaire spécialisation des métiers. 4. Le conflit est donc abordé par Platon dans une dimension génétique et organisationnelle : d’où vient le conflit, comment s’organiser pour faire face à ce fait politique, « nouveau » si l’on veut bien se rappeler l’origine de la « cité saine ». 5. C’est par la problématique des forces de l’ordre que Platon aborde la question du conflit. 6. Platon voit toutefois le danger de cette spécialisation : le danger, disons, de la « junte ». Les forces de l’ordre risquent de se retourner contre l’organisation de la cité (375c). 7. D’où la conscience de ce qu’on peut appeler le dilemme de la sécurité que Platon caractérise très bien : il faut que les « gardiens » - nous dirions les « forces de l’ordre » - soient à la fois « irascibles » envers les ennemis et « doux » envers les amis. D’où une conclusion particulière, cruciale pour la république : les gardiens doivent être « philosophes ». Pratiquement cela veut dire qu’il faut accorder la plus grande importance à la formation morale des agents de l’ordre public. C’est vraiment la première fois qu’on théorise avec Platon la nécessité de la formation intellectuelle et éthique des troupes. Il faut comprendre aussi que c’est le premier moment où l’on aborde la philosophie dans la République, et que les gardiens (on pourrait peut-être aussi dire les gardiennes cf 457b, 455e) vont être les Philosophes rois. 8. Mais dans la mesure où l’hypothèse des philosophes rois est envisagée de manière aussi nécessaire que ridicule, n’est-ce pas le signe que le dilemme de la sécurité est un dilemme permanent ?

 IV/ la discorde, fait de dégénérescence

Platon est convaincu de l’impossibilité d’une stabilité absolue du politique (cf. 546b sq). La quête de la stabilité est en effet une idée moderne ; elle correspond du reste à la montée en puissance d’un mot - Etat - pour désigner l’organisation politique. Or, Etat vient de status, ce qui est stable, installé. Pour Platon rien n’est stable ou installé. La « discorde » surgit quand il y a « défaut de convenance, de régularité et d’harmonie. » C’est le goût des richesses qui fait fondre la cité la mieux constituée. L’argument (547c) n’est pas seulement moral, il se replie sur ce qu’on a dit de la naissance de la cité « enflammée ». L’économique est vu par Platon comme une source d’instabilité dans le politique, et donc l’origine de ces irrégularités qui engendrent les haines, en détournant les hommes de leurs tâches naturelles (faire la guerre et la politique pour les gouvernants).

Les régimes chez Platon
- Timocratie : gouvernement mêlé ; on respecte les formes extérieures de la bonne cité mais le moteur est ailleurs.
- Oligarchie : est le pouvoir des riches ; cité double, des riches et des pauvres (donc ce n’est plus une cité mêlée, mais déjà déchirée). ON ne peut plus faire la guerre (551d) et le crime apparaît - ce sont les pauvres qui doivent recourir à des moyens illégaux pour survivre (552c sq)
- Démocratie - quand les criminels agitent la foule. C’est un point important pour nos préoccupations. Platon explique dans la transition de l’oligarchie à la démocratie, qu’il y a des conditions politiques à la criminalité.