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Regards croisés sur la Gouvernance (Ambassade du Canada)

dimanche 21 octobre 2007, par Thierry Leterre

(...) J’ai été très intéressé par cette discussion qui en poursuivait d’ailleurs d’autres, engagées en d’autres lieux et temps. La différence franco-canadienne est tout particulièrement intéressante. À part exceptions notables, la représentation française des nouvelles technologies est apocalyptique - ça va ruiner les pauvres, tuer la démocratie, etc. L’attitude canadienne est plus « light », pour reprendre l’image proposée, plus pragmatique.

La gouvernance

J’ai beaucoup aimé, Monsieur Powe, votre intervention, parce que je crois que vous avez raison sur ce qu’il faut faire. Si j’ai bien compris vos propos, il faut laisser le plus de liberté possible, laisser faire, tout en se réservant le droit et les moyens d’intervenir, de contrôler quand et où c’est nécessaire. On ne résout rien à coups de principes. Il faut des actions ponctuelles, dont la ponctualité implique l’efficacité. Je rappelle, que c’est très exactement dans cet esprit que le concept de gouvernance a été introduit dans la théorie politique, pour penser l’action politique autrement qu’en termes de simple application, d’exercice du pouvoir - ce qui serait le gouvernement - pour la penser en termes de stratégie. Si les Américains, puis les Français, ont eu recours à ce concept, c’est parce qu’ils ont ressenti le besoin de distinguer la simple application de principes par l’usage du pouvoir de l’action politique pensée en termes d’efficacité stratégique. Je suis un peu sceptique quant à la vision française des choses.

Critique de la régulation internationale

Je ne suis pas certain, en particulier, que l’instauration d’une régulation supranationale soit la meilleure solution aux problèmes qui se posent dans ce domaine. Je ne suis pas certain que cela vaille mieux qu’une approche plus pragmatique, se fixant pour objectif la négociation d’accords multilatéraux - plutôt que la régulation autoritaire garantie par des instances supra-étatiques - ce qui ne ferait pas disparaître les « free riders » certes, mais garantirait une régulation efficace du fait même d’être moins contraignante. Qu’est-ce qui motive mon avis ? Ceci : je sais que je peux exercer une influence, en ma qualité de citoyen, sur les décisions de mon gouvernement, en tant que consommateur, sur les stratégies des entreprises privées ; je sais en revanche que je n’aurai aucun pouvoir, en tant qu’individu, sur les régulations internationales et les instances qui veillent à leur conférer force de loi. L’expérience européenne l’atteste, à une échelle réduite. Il est notoire que les Français, au même titre que la majorité des Européens, sont très favorables au projet européen ; pourtant ils ne s’intéressent pas vraiment à l’Europe, à ces institutions et à ce qui se décide au sein de ses instances institutionnelles. Pour le dire en anglais, avec mon accent approximatif : « favor is not fervor » (faveur n’est pas ferveur). La raison profonde de ce désintérêt réside dans le sentiment d’impuissance du citoyen qui résulte du déficit de contrôle démocratique des pouvoirs européens. Le Parlement européen vient de changer de majorité ; mais tout le monde sait que ça ne changera rien à l’Europe. C’est pourquoi je suis très méfiant de toute volonté de régulation à l’échelle supranationale. Je dis : attention !

Le modèle économique : d’un méchant loup l’autre

Sur la question du modèle économique soulevée par Monsieur Théry : il ne faut pas rêver. Nous sommes en présence de mécanismes parfaitement répertoriés. On parle aujourd’hui du monopole de Microsoft. Il y a quinze ans, c’était IBM le grand méchant loup. [Rappelez-vous cet extraordinaire rapport de Nora-Minc, vraiment un très beau rapport - l’inspection des Finances française dans toute sa splendeur - qui, soit dit en passant, se caractérisait tout autant par l’exceptionnelle acuité de son analyse des tendances et des problèmes et par la plus grande de cécités lorsqu’il s’agissait d’apporter des réponses. Je n’ai jamais vu un problème aussi bien posé et des réponses aussi mal venues.] Dans le domaine de l’informatique - cela a été très bien montré par Randall E. Stross de l’Université de San José, dans un livre très favorable à Microsoft, il est vrai, « The Microsoft Way » - il règne une concurrence monopolistique féroce ; en effet, lorsque vous détenez un monopole, vous êtes en permanence menacé par des compétiteurs potentiels. Cette concurrence est d’autant plus forte dans le domaine informatique que le capital n’est pas avant tout financier, mais intellectuel. Si Microsoft a eu peur de Netscape, c’est parce que c’était un vrai concurrent. Le cas Microsoft est assez extraordinaire. Microsoft a eu beaucoup de chance jusqu’à maintenant. La clef du succès de Microsoft, c’est que Bill Gates conjuguait des qualités de programmateur et de businessman et qu’il s’est révélé être également un bon financier. Microsoft atteint pourtant aujourd’hui sa limite : Bill Gates n’est ni un bon juriste, ni un bon communicateur. Il n’a pas su manager sa communication et, de ce fait, Microsoft aura des problèmes.

Comment j’ai raté le scoop de ma carrière

Je reviens à mon problème : quel est ce modèle économique ? La plus grande déconfiture de ma carrière universitaire, c’était l’année dernière. La presse informatique anglaise m’avait invité à donner une communication sur un sujet de mon choix en rapport avec les nouvelles technologies. J’avais décidé de parler de la gratuité. Mais j’ai dû annuler parce que je devais aller donner des cours en Afrique du Sud. Quelques deux semaines après, Netscape annonçait qu’il ouvrait ses sources au grand public. Je venais de rater un scoop universitaire : j’étais parti enseigner la théorie politique en Afrique du Sud, alors que j’aurais pu anticiper de deux semaine le coup de Netscape. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, à quoi correspond cette gratuité ? À cette chose tout à fait essentielle, que la théorie marxiste a désigné du terme d’accumulation primitive du capital. On a des modèles qui ont très bien fonctionné sur cette base. Le coût, en effet, n’est pas directement et exclusivement celui de l’information ; il se compose bien plutôt du coût de l’information, de celui de l’infrastructure et de celui du matériel. Prenez le cas du Minitel en France - que vous connaissez mieux que moi, Monsieur Théry - ; ça n’a marché qu’à partir du moment où on a donné les terminaux. Si je prends mon Minitel, je peux dire qu’il m’a coûté - en comptant le coût des services - exactement ce que coûtent aujourd’hui ces PC qu’on vend en France à bas pris, médiocres d’un point de vue technologique, comme le Minitel l’était, du reste. Le système économique viable est donc celui où la gratuité de départ assure le développement du marché, au moins dans un premier temps. Gratuité et marché

On voit que ce n’est pas la peine de faire payer l’information, ou plutôt toute l’information - il y a des informations qu’on paiera volontiers et d’autres qu’on n’aura pas à payer. Cela ne pose pas de problème, dans la mesure où les plus-value se font ailleurs dans le matériel, comme vous le disiez, au niveau des infrastructures : il faudra concevoir et installer des câbles, développer des logiciels de plus en plus performants - le système d’exploitation de Microsoft est loin d’être indépassable. Il y a là un modèle économique somme toute viable, fonctionnant sur la base d’une certaine gratuité. Juste un exemple encore : Linux. Qu’est-ce que c’est ? C’est de l’accumulation primitive de capital. Quand Linux ce sera imposé comme la nouvelle norme, qu’adviendra-t-il, pourrait-on s’inquiéter, de Microsoft ? Eh bien, Microsoft concevra et commercialisera des produits compatibles Linux et cherchera à gagner de l’argent sur ce créneau. Il comblera peut-être ainsi les pertes subies sur le marché des systèmes d’exploitation. Pour résumer : tout d’abord, pas d’apocalypse à la française ; deuxièmement le modèle économique actuellement en place, avec ses vastes aires de gratuité, me semble plutôt viable, plutôt bien parti.

L’autoritarisme français

Pour conclure, je voudrais dire un mot sur la question politique. Quand on parle de gouvernance, il convient de ne pas oublier qu’il ne s’agit pas uniquement des gouvernements et des États, mais que les États démocratiques fonctionnent sur la base de parlements. Or les parlements ont beaucoup à gagner au dialogue avec les citoyens - même si en France notre autoritarisme congénital nous masque cette vérité. Une dernière chose. Je m’étonne, Monsieur Théry, de votre inquiétude sélective concernant la surveillance policière sur internet. Comme si nous ne connaissions pas déjà ce type de surveillance. Dans notre pays, il y a des policiers qui se baladent, dans la plupart des grandes villes, mitraillette à la main ; la gendarmerie, c’est-à-dire l’armée, assume des fonctions de police ; des militaires assurent l’ordre public dans la capitale. En termes de « fliquage », nous faisons déjà très fort. Il y a là une exception française, dont témoigne le malaise de nos amis étrangers, américains, britanniques, canadiens aussi peut-être, de passage à Paris...

Thierry Leterre, professeur agrégé à Sciences Po.

*Cette retranscription n’a pas été faite par moi. Elle fait partie d’une discussion qui a été notée par les services canadiens (d’où les références à Powe et Théry). En revanche, les intertitres sont de moi. on trouve l’intégralité de la discussion a l’adresse suivante : http://www.dfait-maeci.gc.ca/canada... .