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Alain, critique philosophe
Article publié dans la revue Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, numéro consacré à « Puissance et impuissance de la critique », n° 26, 2008, p. 91-104.

jeudi 5 juin 2008, par Thierry Leterre

Il est impossible de séparer le travail critique d’Alain de la réorientation de ses intérêts à partir de sa découverte du journalisme en 1900. Il y trouve un style qui fait du philosophe universitaire qu’il est jusqu’alors un philosophe écrivain – produisant au passage un modèle de l’intellectuel dont l’influence va devenir proéminente avec Sartre. L’intérêt esthétique qui se développe chez lui à l’occasion de son engagement militaire pendant la première guerre mondiale et après dans différents ouvrage sur la musique, la sculpture, la littérature ou la peinture, fait partie de cette contestation des formes canoniques de la philosophie. La critique est chez lui une manière d’affirmer une autre manière de faire de la philosophie, pour un public élargi : en ce sens le travail critique correspond à la valeur démocratique de l’écriture. D’où une théorie de l’œuvre comme saisie immédiate du réel et de la critique comme réponse à ce choc initial.

En hommage à Jacques Garelli

courtoisie de Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle

L’œuvre d’Alain a été l’une des plus fécondes du 20e siècle : (…) A l’abondance des sources répond la diversité des sujets. Sans être à proprement parler un polygraphe, dans la mesure où l’essentiel de sa pensée demeure d’ordre philosophique et se déploie à l’aide d’un petit nombre de concepts fortement structurés, Alain manifestait des intérêts très divers.

Dans cette vaste production, la réflexion critique occupe une place notable : Alain écrit sur la littérature, sur la poésie, mais aussi sur les arts, et en 1920 il fait paraître un ouvrage qui embrasse ce large horizon : le Système des Beaux-arts [1]. (…)
Le terme « critique » possède une valeur forte chez Alain, héritée de Kant dont, comme tous les philosophes de son époque, et particulièrement les philosophes républicains, il a subi l’influence au point que sa pensée a été « nourrie de Kantisme » [2]. Il renvoie à une métaphysique où l’entendement n’est pas « créateur » mais « législateur » de la nature : dans une perspective fidèle à Kant, la critique a pour objet de dégager cette législation et d’en faire voir la puissance. Mais rapidement, et du reste dans une évolution liée à cette orientation métaphysique [3], le terme critique admet une acception politique : la critique, c’est l’attitude que les citoyens d’une démocratie doivent maintenir [4]. Représentant l’exercice de la liberté de la réflexion, elle est un des terrains d’exercice de la liberté politique, et Alain aime à parler de « libre critique » [5]. (…)

En 1900 Alain est à une période charnière de son existence et de sa production, qui sent la crise de la trentaine [6]. D’une part, le professeur Emile Chartier s’ennuie dans sa vie provinciale (…). D’autre part, le philosophe ne sait pas vraiment où il en est : écrire une thèse ne le tente pas vraiment, et s’il en envisage en effet le projet, c’est sans enthousiasme. (…) Emile Chartier, ancien normalien et agrégé de l’université est incontestablement bien inséré dans le milieu philosophique.

En même temps, il ne s’y sent pas tout à fait à son aise, précisément parce que le milieu universitaire est trop peu libre à ses yeux. Il sent qu’il a autre chose à faire. Quoi ? Il s’est vaguement essayé au théâtre, sans donner suite. En fait, c’est le journalisme va lui offrir la réponse. (…)

La référence à l’art, et plus généralement, l’entreprise critique d’œuvres littéraires et artistiques font partie de l’ouverture qu’Alain a recherchée en conquérant une audience moins conventionnelle que les philosophes de la Revue de Métaphysique et de morale, de la Société française de philosophie, ou des congrès internationaux. En s’adressant au public des journaux, Alain invente un autre type d’expression que l’écriture universitaire et l’intérêt pour l’activité littéraire et artistique lui sert de borne miliaire pour mesurer la distance. (…)

Aussi bien, l’exercice de critique d’art coïncide avec la mise en scène d’une autre manière de faire en philosophie, d’un autre genre de réflexion philosophique. La production fragmentaire des Propos masque au début du siècle l’importance du registre critique. Alain se réfère volontiers à la littérature, moins à la peinture ou la sculpture. Mais avec la guerre son intérêt se fait spectaculairement visible au moment où il écrit son Système des Beaux-arts dont il achève une première version en 1917 et qu’il reprend en 1919. Le livre offre une perspective d’ensemble sur une réflexion, qui couvre tous les domaines, des arts du spectacle et du corps jusqu’à la littérature en prose.

(…) En 1922, Alain donne en livraisons à la Revue Musicale sa Visite au musicien, qui a été éditée à la NRF cinq ans plus tard, où Alain insère des fragments de portée qu’il commente comme autrement on commenterait une citation d’auteur. L’année suivante, ses Propos d’esthétique chez Stock montrent que les remarques dispersées dans ses Propos peuvent être recueillies pour donner une image d’ensemble de ses interventions. Il faut attendre 1931 pour qu’un nouveau texte paraisse sur le sujet avec les Vingt Leçons sur les Beaux-arts données à la NRF. En 1937, Alain qui s’est intéressé à la musique avec sa Visite de 1922 fait paraître chez Hartmann des Entretiens chez le sculpteur qui sont suivis en 1939 par Préliminaires à l’esthétique que la NRF publie. Après guerre, le texte sur Ingres vient ajouter un court livre sur la peinture. Entretemps, Alain a peuplé l’écriture privée de son Journal de remarques sur les arts. La réflexion critique est même l’essentiel de ces pages, bien avant même la politique ou la philosophie [7].

Parallèlement à cette réflexion sur les arts au sens propre, Alain a développé une réflexion critique sur la littérature. En 1929, 1930, et 1936 il consacre des commentaires, respectivement à Charmes, Sémiramis, et La Jeune Parque de Valéry, un poète qu’il apprécie particulièrement et qu’il a rencontré par l’intermédiaire de Henri Mondor. En 1933, comme il l’avait fait pour les arts, il recueille ses réflexions en un volume de Propos sur la littérature chez Hartmann et en 1935 il publie coup sur coup son étude Avec Balzac dans une curieuse édition des Laboratoire Martinet, et un Stendhal chez Rieder. A la sortie de la guerre, il publie En lisant Dickens à la NRF.

Prise dans son ensemble, l’entreprise critique et esthétique d’Alain est donc considérable...

Notes :

[1] Système des Beaux-arts Rédigé pour les artistes en vue d’abréger leurs réflexions préliminaires par l’auteur des Propos d’Alain Gallimard NRF 1920. Le livre est réédité sans le sous-titre ironique en 1926.

[2] Georges Pascal, « Le Kantisme d’Alain », in Robert Bourgne, Alain Lecteur des philosophes de Platon à Marx, Paris, Bordas-Institut Alain 1987 p. 96.

[3] Cf. Georges Pascal, « Le Kantisme d’Alain », in Robert Bourgne, Alain Lecteur des philosophes de Platon à Marx, op. cit. p. 107 : « Alain tire de Kant une autre raison d’être radical plutôt que socialiste… »

[4] Par exemple (entre des dizaines de références) : « …des citoyens préparés à la réflexion et à la critique sont le trésor d’une démocratie… » (Propos d’un Normand, 17 mars 1906)

[5] « Allons-nous donc, par bonté d’âme, épargner à l’erreur et à l’ignorance les attaques de la libre critique ? » 14 juin 1900, in Alain Premier Journalisme d’Alain ; tous auront quelque idée de ce que c’est que libre recherche, et libre critique » (Propos d’un Normand, 21 juillet 1906, cf. aussi 13 novembre 1906 : « les bienfaits de la libre critique ») ; « les Privilégiés ont une espèce de défense instinctive contre la libre critique. » Propos d’un Normand, 3 septembre 1912 etc.

[6] Pour les détails biographiques, je me permets de renvoyer à mon livre Alain, le premier Interllectuel, Paris, Stock 2006. Cette crise de la trentaine n’avait jamais attiré l’attention jusqu’alors mais elle est bien repérable.

[7] Il faut ajouter le recueil posthume Propos sur les Beaux-arts, Paris, PUF, Coll. « Quadrige » 1998, qui témoigne du caractère vivant de ce pan de l’œuvre d’Alain. Le Stendhal a été aussi réédité avec des ajouts dans la même collection. Au demeurant, nombre des références ici citées sont recueillies dans l’anthologie des Propos sur les Beaux-arts.