> Textes > Journalisme > Chroniques de La Croix > Le diable ou une société fraternelle.
Le diable ou une société fraternelle.
Date de publication originale : lundi 13 décembre 2004, par Thierry Leterre
Si le bonheur ôte le besoin de preuve de Dieu, le malheur la rendrait intolérable.

ux instants de bonheur ou même lorsque les difficultés d’un chemin de vie sont à notre mesure, quand il nous revient de faire le travail et de nous atteler à rendre ce monde plus humain, Dieu nous a suffisamment aidés pour rester en son repos : c’est le septième jour, où se dévoile la bonté de la création. Les choses sont en ordre, et lorsqu’elles n’y sont pas, nos forces suffisent à les remettre à leur juste place. Les hommes et les défis de la vie apparaissent comme des entreprises dont notre énergie peut venir à bout. On apprend à ce jeu humain moins la transcendance du créateur que la puissance de la créature qui va plus loin qu’elle-même. Cette existence qui se suffit à soi n’est pas nécessairement dépourvue de sens du sacré ; mais elle entretient un rapport particulier à la croyance en Dieu, que résume le beau mot « bénédiction », étymologiquement le « bien dire ». Bénir est le geste de nos jours heureux ou simplement passables, quand ils appellent une « parole de bien » sur les êtres et sur les choses qui nous entourent.

Il est à l’inverse des moments d’amer abandon. Face aux malheurs personnels, dans l’injustifiable tragédie des crimes, il arrive à la foi de s’effacer comme une marelle de craie lavée par la pluie. Dans certaines circonstances, il est difficile de concilier l’idée d’un Dieu bienfaisant et l’ordre du monde à l’égard duquel nous ne sommes rien, et même moins que rien. Si le bonheur ôte le besoin de preuve de Dieu, le malheur la rendrait intolérable. J’ai toujours admis que l’on puisse considérer la souffrance et la perte d’un petit enfant comme une preuve de l’inexistence de Dieu. Telle est la sagesse de la sainteté. Le saint est celui qui conserve l’espérance et la charité dans des circonstances où il faut plus qu’un courage humain pour ne pas désarmer. Pour tout autre, il est compréhensible de maudire (dire du mal de) la vie.

Mais c’est d’une autre sorte de malédiction qu’il s’agit lorsque des sociétés entières basculent dans la violence, le délire de l’affrontement. Les guerres, les guerres civiles, ne sont pas une addition de souffrances personnelles, même s’il est barbare d’oublier ces dernières. Ce sont des convulsions où la possibilité même d’une vie humaine semble compromise, parce que la société est normalement l’univers où s’épanouit notre être moral.

Quand le frère exécute le frère, quand l’instituteur se fait le garde-chiourme de ses élèves comme on l’a vu en ex-Yougoslavie, quand les enfants se voient dressés à tuer jusqu’à leurs parents, quand les mères sacrifient leurs petits parce que le mari est d’une autre ethnie, comme on l’a vu en Afrique, quand des soldats de pays développés, de démocraties pacifiées, vont porter la guerre en terre lointaine, et ne considèrent les cadavres civils que comme de regrettables pertes collatérales, comme on le constate en Irak, quand on est prêt à sacrifier sa propre existence dans la satisfaction d’abîmer celle des autres, les scénarios de l’horreur ne sont pas écrits par la folie qui prend un pervers ou un assassin, ou par la tragédie d’un destin brisé. Ils sont le fruit d’une volonté proprement maligne parce que tout ce qui vise à nous civiliser, les règles partagées, l’oeuvre en commun, la solidarité, le sens du devoir et même de la vertu, contribue à faire de nous des monstres.

Tel est l’aspect noir de la politique où, sous le choc d’un état de crise, nous pourrions nous donner des raisons positives, moralement justifiables à nos yeux, lucides et volontaires, d’assassiner notre voisin, notre ami, notre parent. Contrairement à ce que disait Durkheim, la société n’est pas l’alternative à Dieu. Mais elle peut être le diable.

Dans de telles situations, les « situations extrêmes », au bord du monde et de l’inhumanité, l’être humain est en dessous de lui-même, et quand nous le regardons là, justement, il est impossible de se dire que ce monde peut aussi être en paix, qu’il peut être un lieu de fraternité et d’amour, que les sociétés peuvent se vouer à l’épanouissement de leurs membres. Qu’elles le peuvent et qu’elles le doivent moralement.

Toute guerre établit clairement qu’à eux seuls les hommes ne feront pas un monde humain. En ce sens, oui, parce que les hommes savent éteindre tout espoir, et que l’espérance est tout de même ce qui nous fait hommes, là où est le diable, là est Dieu.

Répondre à cet article