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Le nouveau débat européen
Date de publication originale : jeudi 24 février 2005, par Thierry Leterre
À ceux qui disent qu’il faut que l’Europe « fasse un pas de plus », quelques-uns demandent : « Quel est ce pas ? » Et d’autres, moins nombreux : « Mais quelle est cette Europe qui fait ce pas ? »

La question européenne a toujours divisé le jeu politique de manière singulière suscitant l’opposition à l’intérieur du même camp, et rassemblant au-delà des clivages traditionnels. La sérénité avec laquelle le Parti socialiste feint de ne pas s’embarrasser de soutenir un texte comme le traité constitutionnel, pourtant présenté comme un élément important de la stratégie du président de la République, par exemple, marque à quel point les frontières normales du jeu politique sont déplacées lorsqu’il s’agit de l’Europe.

Pourtant, on aurait tort de ne pas percevoir dans le débat qui se met progressivement en place autour de ce qu’on a baptisé, peut-être un peu vite, la « Constitution européenne », les éléments originaux d’une nouvelle réflexion sur l’Europe.

Bien sûr, l’opposition du « pour » l’Europe et du « contre », entre « Européens » et « souverainistes », existe toujours : mais elle perd de sa force. Elle fait partie des jeux réglés de la politique, avec les adversaires de toujours au projet européen - Philippe de Villiers - et ses partisans naturels... Or, c’est lorsque l’on cherche précisément ces partisans que la question se complique. En effet, la caractéristique du débat autour de la Constitution, c’est que de grands européens comme Laurent Fabius, à gauche, ou François Bayrou, au centre, font entendre des voix divergentes, et apparemment surprenantes lorsqu’on considère leurs engagements précédents. Ces Européens de coeur et de conviction abordent la question de la Constitution avec précaution. Laurent Fabius s’y déclare hostile, et une fois mis en minorité dans son propre parti, n’en pense pas moins. François Bayrou, clairement partisan du « oui » à la Constitution, ne laisse pas de rappeler sa préoccupation à l’égard de la Turquie. Si ce pays doit entrer dans une Union aux pouvoirs renforcés, à terme il pèsera lourd dans les mécanismes de décision qui auront été renforcés par ce traité à valeur constitutionnelle.

Autre point commun entre les deux hommes : non seulement ces Européens convaincus apparaissent maintenant comme des Européens plus ou moins critiques, mais la réaction qu’ils suscitent est similaire. On accuse leur posture d’être purement tactique comme si la seule explication à leur évolution se cantonnait à des jeux d’appareil, et à la volonté de paraître à son avantage dans les rapports de force de la politique intérieure : à Laurent Fabius on oppose dans son parti la décision majoritaire, à François Bayrou on rappelle dans son camp que la question de la Turquie n’est pas à l’ordre du jour.

Faisons la part de la mauvaise foi puisqu’accuser un homme politique d’adopter une « posture tactique » est une stratégie bien connue du jeu politique. Et une fois dépassées les querelles inférieures, demandons-nous si les positions adoptées ne sont pas les symptômes d’un nouveau regard sur l’Europe.

Tout d’abord, de son point de vue, celui d’un socialiste, Laurent Fabius n’a pas tort : un texte qui ne prétend rien moins que constitutionnaliser « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » doit faire tousser le moins sectaire des socialistes. Ce qui est miraculeux, c’est plutôt que le Parti socialiste ait mis en cette occasion un mouchoir sur des convictions autrement clairement affirmées. Quant aux arguments de François Bayrou, ils sont solides quand il souligne qu’une fois le texte adopté, la question turque sera particulièrement délicate à gérer.

La vraie question n’est donc pas de savoir si François Bayrou et Laurent Fabius, chacun avec sa propre analyse, ont de solides raisons pour la fonder, mais plutôt pourquoi leurs partenaires veulent les ignorer. Et la réponse, c’est que l’on demeure dans le passé d’un projet européen que le débat sur le traité constitutionnel ne permettra certainement pas de renouveler. On préfère agiter le spectre d’une Europe en panne au cas où nos concitoyens voteraient contre ce texte alors qu’il faudrait se rendre compte que l’Europe est précisément en panne faute de parvenir à poser une vraie question : non celle d’un texte pléthorique, indigeste et inélégant, mais celle de la nature de l’Europe. Chacun à sa manière Laurent Fabius et François Bayrou veulent poser cette question. à ceux qui disent qu’il faut que l’Europe « fasse un pas de plus », quelques-uns demandent : « Quel est ce pas ? » Et d’autres, moins nombreux encore : « Mais quelle est cette Europe qui fait ce pas ? » Que cette interrogation ne soit pas au coeur de notre réflexion sur l’Europe est peut-être le signe le plus alarmant.

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