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Apprendre dans un monde technologique
Copyright : La Croix
Date de publication originale : mardi 25 janvier 2005, par Thierry Leterre
Pousser des boutons, veiller sur des diodes, économise tout effort. Mais ce n’est possible que parce que les objets électroniques fonctionnent à partir de processus réglés et ordonnés dont l’utilisation dépend de ce qu’on pourrait appeler une intelligence protocolaire.

L’électronique, désormais indissociable des sociétés contemporaines, est devenue d’une telle évidence qu’on n’y penserait même plus si, du plus gros au plus petit, les objets électroniques ne se rappelaient à notre souvenir en fonctionnant parfois de manière inattendue. Chronomètres intempestifs qui se déclenchent quand on veut juste l’heure, bip horaire au milieu de la nuit exigeant la scrutation d’un mode d’emploi à la traduction approximative, ordinateurs qui effacent notre travail... Lorsqu’un jouet un peu sophistiqué nous oblige à nous interroger (bien des fois à nous tracasser) à propos de ce qui devrait être simplement ludique, on se dit qu’il y a là un phénomène curieux, une petite perturbation sociale.

Ce n’est d’ailleurs pas tant l’imperfection des objets qui est en cause, mais le fait que celle-ci soit le produit d’une ingénierie particulièrement étudiée, comme si l’on s’était ingénié à rendre ces appareils peu pratiques, comme s’il y avait une disjonction entre le savoir technologique incorporé dans l’électronique et le sens commun qui est supposé s’en servir. Un magnétoscope agrège des technologies dont la banalité risque de nous faire oublier la complexité. Et pourtant, le magnétoscope demeure l’objet électronique probablement le plus mal conçu de la planète.

Ces difficultés débordent très largement nos petites exaspérations quotidiennes. Qu’on pense aux sommes colossales que la complexité de l’informatique fait perdre aux entreprises : surtout, elles peuvent servir de témoin au rapport inédit entre l’homme moderne, son environnement et l’usage qu’il en fait. Traditionnellement, les ustensiles intègrent des savoirs, dont la maîtrise est l’objet d’un apprentissage lui-même de l’ordre du savoir. On apprend les gestes qu’il faut, les techniques qu’il faut. Le corps comme l’esprit se font à l’outil qui, à son tour, se fait à la main, comme on disait. Contrairement à la légende, même les machines de l’ère industrielle demandaient des usages du corps et de l’esprit exigeant des cycles d’apprentissage. Cycle de la transmission, des anciens vers les jeunes, cycle de l’habitude quand le geste ou le réflexe malhabile prenait de l’assurance, et le muscle de la force, cycle de la connaissance, quand progressivement on anticipait sur les problèmes, on fixait les dérèglements, les pannes. Même ces petites choses comme remonter le ressort d’une montre demandait un savoir-faire : ne pas casser le mécanisme, penser quotidiennement à tourner le poussoir. Et j’ai dans mon salon une vieille horloge dont je ne sais quoi faire, faute d’avoir appris à faire jouer ses contrepoids bizarres.

Il ne faut pas, du reste, se laisser aller à l’évocation bucolique : ces gestes, ces connaissances, c’était la sueur des femmes et des hommes, et la dureté de la condition humaine au labeur. Au contraire, l’électronique correspond à un monde où l’effort physique est supprimé, et où le temps est compté. Il suffit d’écrire au moyen d’un ordinateur pour s’apercevoir, par comparaison, que même la plume ou la bille demandent un certain effort, un certain usage, fatiguant, du corps, et une incroyable patience vis-à-vis de soi pour gratter sur son papier pelure. Pousser des boutons, veiller sur des diodes, cliquer sur des icônes économise tout effort. Mais ce n’est possible que parce que les objets électroniques fonctionnent à partir de processus réglés et ordonnés dont l’utilisation dépend de ce qu’on pourrait appeler une intelligence protocolaire. Le problème, c’est de faire correspondre cette intelligence et nos réflexes. Telle est la tâche de l’ergonomie, science de l’utilisateur, qui se substitue à l’apprentissage dans le monde moderne : entre l’ustensile et l’utilisation, il y avait autrefois la distance du temps de l’habitude. Maintenant, l’écart que s’attache à réduire l’ergonomie est celui qui existe entre l’intelligence protocolaire et le bon sens. À dire vrai, chaque fois que pour éteindre mon ordinateur je dois cliquer sur « démarrer », je me dis qu’il y a bien du travail à faire...

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